Stabilité institutionnelle, retour de croissance, investissements étrangers… le Maroc a tout juste. C’est du moins ce que croient ses dirigeants. Car ils semblent persister, depuis le début du millénaire, sur la même voie. Lorsque je parle de dirigeants, il ne s’agit ni de ses gouvernements successifs, ni de ses commis d’Etat. Il s’agit plutôt d’une classe sociale très étroite, cette oligarchie qui tient les rênes de son économie, possède ses groupes industriels, ses terres les plus productives, les mieux irriguées, et gère ses lignes de crédits. Car les gouvernements passent sans changer fondamentalement le sillon : attirer le maximum d’investissements étrangers et parier sur les exportations. Car ce sillon ne dépend pas des politiques gouvernementales mais d’une décision de la caste au pouvoir. Ce sillon permet de combiner deux objectifs : satisfaire les besoins de développement du pays (et de la population) et enrichir le patronat. Jusque-là, le sillon semble serpenter vers la réussite. Car jamais l’étroit club des très riches marocains n’a été aussi riche (tout en restant aussi étroit), alors même que le pays enregistrait d’honorables succès socio-économiques.
Il existe pourtant quelques signes inquiétants et qui devraient faire réfléchir à deux fois avant de se féliciter. Le premier, ce sont ces données qui se font de plus en plus précises sur les iné- galités au Maroc. A la fin de l’année dernière, j’avais mentionné le “coefficient de Gini” et ce qu’il dit du Maroc. Le dernier rapport d’Oxfam sur les inégalités au Maroc confirme (en plus sombre encore) ce que j’avais suggéré : ces inégalités sont abyssales et ne cessent de se creuser. Or un système politique, aussi efficace soit-il, ne peut rester stable avec une base aussi étroite. Trois milliardaires ne font pas une classe sociale. Même si on y ajoute quelques millionnaires et leurs clientèles respectives, le sommet de la pyramide marocaine reste désespérément mince au vu de l’énorme richesse qu’il contrôle. Le second signe inquiétant, qui reflète le premier, c’est la pyramide des âges au Maroc. Un géographe français, Laurent Chalard, avait expliqué avec sa “pik births theory”, les révolutions égyptienne et tunisienne : les années 2010-2012 virent dans ces deux pays la cohorte des 25 ans la plus nombreuse de leur histoire. Or, au Maroc, le pic des naissances a eu lieu dans les années 1992-1995. Autrement dit, le pays va connaître entre 2017 et 2020 le plus grand nombre de jeunes de 25 ans de son histoire. Il va falloir les loger, les employer et les divertir.
Ainsi, deux lames de fond risquent de se cogner au Maroc dans les années prochaines : une richesse de plus en plus concentrée, et une énorme masse de jeunes adultes. Il n’est pas exagéré de voir dans les mouvements successifs à Al Hoceïma, Jerada ou ailleurs les signes de cette crise des ciseaux. On a parlé, à propos de l’Espagne du dé- but des années 1930, de l’“égoïsme suicidaire” des élites qui refusèrent avec un entêtement sénile le moindre partage sérieux des richesses, alimentant la crise qui allait déboucher sur la guerre civile. Le Maroc connaît une situation différente certes, mais l’aveuglement de son oligarchie rappelle bien des précédents historiques. Ces prochaines années vont être décisives : sans une meilleure distribution des richesses, quel qu’en soit l’instrument (philanthropie, péréquation régionale, mesures fiscales), il n’est pas sûr que ce modèle marocain tant vanté puisse continuer.