Toute une génération de hauts responsables, de très proches du pouvoir, quittent petit à petit les hautes sphères. La génération qui a connu deux règnes, celui de Hassan II et de son fils. Certains disparaissent, paix à leur âme. D’autres coulent des jours paisibles loin de la Cour, de son effervescence et de ses intrigues. Ils ont en commun le secret. Pas seulement le secret professionnel auquel tout haut commis de l’Etat est astreint. Bien sûr, il ne faut pas espérer qu’un général Housni Benslimane s’épanche sur les rouages de la Gendarmerie royale. Seulement, chez nous, le secret a laissé place au silence total. Une omerta qui s’est étendue au-delà des cercles sécuritaires, privant le Maroc et les Marocains de leur histoire et de leur mémoire. Quand ailleurs — dans des sociétés plus démocratiques, entendons-nous, et pas chez les voisins qui sont pires que nous —, les responsables publics intègrent le devoir de témoigner, ici, il n’est même pas envisagé.
Nos hauts commis de l’Etat ne parlent pas, ne racontent pas, n’écrivent pas. Aucun des trois derniers Premiers ministres n’a laissé une trace écrite, un témoignage de son expérience à la tête du gouvernement. Nous aurions pu nous en saisir pour des autocritiques, pour débattre ou seulement être informés. Ce ne seraient pas des vérités historiques assénées, mais un point de vue qui alimenterait un récit national. Par exemple, à l’heure où nous nous émouvons de la reconnaissance par les Etats-Unis de Jérusalem comme capitale de l’Etat hébreu, nous Marocains, ignorons tout du rôle joué par notre pays dans ce conflit. Le général Abdelhak Kadiri, disparu il y a peu, avait joué un rôle majeur d’intermédiaire entre Hassan II et les Premiers ministres Peres et Rabin. L’actuel conseiller royal André Azoulay aurait aussi beaucoup de choses à raconter sur sa contribution. ”Ces secrets ne m’appartiennent pas”, nous avait opposé un haut responsable sollicité pour un éclairage sur le conflit au Sahara. Sujet pourtant passionnant, pour comprendre les choix actuels de Mohammed VI. Ainsi, les politiques sont muets, les diplomates également, les hommes d’affaires qui ont accompagné la transformation de l’économie marocaine depuis les années 1980 le sont aussi. Ceux qui ont œuvré à la politique des champions nationaux gardent jalousement leur témoignage. Toutes les strates sont gangrenées par cette culture du secret.
Si la discrétion est à valoriser, il ne faut pas se leurrer, ce silence menace ce qu’il pense protéger. Le Maroc, sa monarchie, son Etat et sa société ne peuvent se dessiner une orientation et formuler collectivement des promesses d’avenir que si le passé est commun, connu et discuté — voire même, soyons fous —, disputé et débattu. Un récit des origines ne suffit jamais. Encore moins quand il est tronqué et biaisé. C’est notre mémoire bigarrée et riche qui détermine notre trajectoire. Qu’avons-nous fait, que voulons-nous, quelles sont nos convictions, nos idéaux, quel peuple politique sommes-nous ? Autant de questions auxquelles un homme ne peut pas être le seul légitime à répondre. Sur cela aussi, nos responsables se défilent. Et il faudrait avoir confiance en la capacité critique des Marocains. Infantilisés encore et toujours.