Cet article a été publié dans le Telquel n°787 du 17 au 23 novembre 2017
Les Français débarquent. Une délégation de 150 personnes — 9 ministres, 60 chefs d’entreprise, des élus et leurs équipes —, conduite par le Premier ministre français Edouard Philippe, participe les 15 et 16 novembre à la 13e rencontre de haut niveau Maroc-France. Une visite de travail au mécanisme bien huilé — “routinière” même, selon plusieurs sources ayant participé à sa préparation — puisqu’elle est prévue par une commission coprésidée par les primatures de chaque pays depuis 1997. Elle intervient entre une visite quasi privée du président fraîchement élu Emmanuel Macron en juin dernier, et une future visite d’État du pré- sident français au début de l’année prochaine. Avec un sens certain de la diplomatie, Macron a annoncé le 14 novembre, quelques jours après la visite à Alger de deux de ses ministres, qu’il effectuerait une visite d’État en Algérie le 6 décembre où il s’était rendu lorsqu’il n’était encore que candidat à la présidentielle. Les susceptibilités d’usage étant peu ou prou ménagées et le ciel effectivement dé- gagé entre la France et le Maroc, la visite d’Edouard Philippe et sa rencontre avec son homologue Saâd-Eddine El Othmani pourront donc s’inscrire dans une “relation d’amitié exceptionnelle”, se concentrer sur des “thématiques économiques bilatérales” et aborder la “coopération en faveur de l’Afrique.”
Au-delà des mots de la diplomatie, l’arrivée d’un nouveau locataire à l’Élysée pose la question de l’incarnation des relations Maroc-France. Certes, le Maroc est le premier partenaire commercial de la France en Afrique et accueille sur son sol près de 800 entreprises françaises. Certes, le Maroc est un atout pour toute l’Europe dans la lutte contre le terrorisme et sur l’immigration clandestine. Certes, le Maroc est le premier destinataire des fonds de la coopération française et trouve dans l’ancienne puissance coloniale son allié le plus précieux au Conseil de sécurité de l’ONU. Si l’interdépendance politique, économique, historique et culturelle est évidente et ne souffre pas des aléas électoraux, et finalement assez peu de brouilles diplomatiques, c’est qu’elle est incarnée par des hommes et des femmes qui en font une relation humaine en plus des relations d’État à État. “Les amis du Maroc”, qui ont nourri beaucoup de fantasmes au sein de la “chiraquie” et de la “sarkozie”, survivront-ils à l’ère Macron ? Un président jeune, sur lequel le Maroc n’avait pas forcément misé, et qui investit les arcanes du pouvoir français avec une nouvelle génération qui chasse l’autre. Qui sont “toutes celles et ceux” — prononcer en marquant la liaison pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron — qui, au sein de la “macronie”, compteront dans la relation Maroc-France ?
On se dit “tu” ?
Lorsqu’Emmanuel Macron réunit ses plus proches soutiens, le 23 avril, au soir du premier tour des élections présidentielles, à La Rotonde, les Marocains présents se comptent sur les doigts d’une seule main. Cette soirée dans une brasserie parisienne, interprétée comme une célébration prématurée de la victoire à venir, fera couler beaucoup d’encre dans la presse française. Aujourd’hui, elle témoigne que le Maroc, comme beaucoup, n’avait pas vu venir ce jeune président, inconnu du grand public deux ans auparavant. Par tradition, le Palais avait-il misé sur Alain Juppé, puis François Fillon ? Ce soir-là, c’est en fait le ministre des Affaires étrangères du Sénégal, Mankeur Ndiaye, qui chante les louanges d’un raffermissement des relations entre la France et le Maroc. Attablé avec le premier cercle du futur président, il insiste même sur l’importance de se rendre rapidement à Rabat après avoir visité Alger pendant la campagne, avant de composer le numéro de Macky Sall pour lui passer Emmanuel Macron au téléphone, se souvient Hamza Hraoui, alors référent du mouvement En Marche au Maroc. Un mois et demi plus tard, le 14 juin, Emmanuel Macron et son épouse Brigitte foulent le tarmac de l’aéroport de Rabat, accueillis par la famille royale au complet. La visite d’amitié se transforme en visite familiale. Les journalistes se souviennent d’une conférence de presse extrêmement raccourcie, car l’entretien de Mohammed VI et d’Emmanuel Macron dure plus longtemps que prévu. Les personnes impliquées dans l’organisation se souviennent quant à elles que le grand ftour prévu le soir même s’est rapidement transformé en repas familial à Dar Es Salam. Lorsque Mohammed VI et Emmanuel Macron se retrouvent le 8 novembre à Abu Dhabi pour l’inauguration du Louvre, le souvenir de cette rencontre est encore prégnant. Un tutoiement peu protocolaire échappe d’ailleurs à Emmanuel Macron lors de son discours inaugural. “Tes peintres”, cite le président français en exemple, semblant s’adresser à Mohammed VI. “Madame Macron m’a dit combien elle gardait un souvenir émouvant de la rencontre avec Sa Majesté et sa famille, et combien le président en avait été heureux”, raconte Mehdi Qotbi depuis le Golfe. La première dame assure au président de la Fondation nationale des musées qu’elle garde toujours sur elle le foulard qu’il a réalisé avec une maison de haute couture française. Et comme pour le prouver, elle s’en couvre pour visiter la grande mosquée Cheikh Zayed d’Abu Dhabi. C’est elle qui, après avoir visité l’exposition Picasso à Rabat en compagnie de Lalla Salma, fera appeler Mehdi Qotbi pour le convier à une visite privée du Musée d’Orsay. Un lundi, jour de fermeture des musées parisiens, Brigitte Macron, la directrice du musée Laurence des Cars, Leila Slimani, Gilles Kepel et Mehdi Qotbi profitent des collections sans autres visiteurs. À l’issue, il est convenu d’une exposition de peintres impressionnistes au musée Mohammed VI de Rabat en 2019.
Goodbye Jack Lang
Ce jour-là, le Musée d’Orsay était vidé de ses touristes, mais aussi d’une personnalité qui semblait pourtant immuable dans la coopération culturelle France-Maroc : Jack Lang. Les Marocains ont été “surpris” que le président de l’Institut du monde arabe de Paris — déjà absent lors de la visite de juin — ne figure pas en bonne place dans la délégation française à Abu Dhabi et que le président ne lui rende pas hommage dans son discours. “Les réseaux sont en train d’être reconstruits. Macron a la volonté de se débarrasser des dinosaures de la politique française, pour un renouvellement des élites. Parmi ces personnalités écartées, il y en a qui étaient aussi des relais du Maroc”, explique un soutien d’Emmanuel Macron de la première heure. “À chaque nouvelle présidence, on observe l’arrivée de nouveaux acteurs. Mais il ne faut pas non plus surévaluer ces canaux, car le canal institutionnel reste privilégié. Seulement, les institutionnels ne sont pas des figures publiques à même d’incarner la relation. On a donc recours à des personnes connues pour cela”, relève un acteur de la relation francomarocaine. C’est dans ce contexte que des personnalités comme Leila Slimani, prix Goncourt en 2016, se font de plus en plus présentes dans les relations franco-marocaines. Nommée le 6 novembre “représentante personnelle” du président pour la Francophonie, son rôle s’étendra en fait bien audelà de la relation bilatérale. Dans un autre registre, le judoka Teddy Riner, dont Mohammed VI suit de près le parcours et les performances, a aussi son importance. Surtout lorsqu’après son 10e sacre de champion du monde le 11 novembre à Marrakech, il déclare sur BFM TV qu’il accepterait “avec grand plaisir” un poste de ministre des Sports, “si on le lui propose”. Exit l’ancienne garde donc, au profit d’une nouvelle génération. La diplomatie parlementaire d’Élisabeth Guigou, native de Marrakech et présidente de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française de 2012 à 2017, a été décisive pour dépasser les crispations autour de l’accord de coopération judiciaire Maroc-France. Pourtant, “je ne suis pas sûr qu’elle ait déjà ne serait-ce que croisé le nouveau président”, explique un membre de cette commission. “Les anciens réseaux de la ‘chiraquie’ et de la ‘sarkozie’ n’étaient ni dans l’intérêt de la France ni du Maroc. Si ce reset est l’occasion de s’appuyer davantage sur les institutions et moins sur le copinage, ça ne peut-être que salutaire pour les deux pays”, se réjouit un homme d’affaires franco-marocain. “Des personnalités proches du pouvoir comme Aziz Akhannouch ou Miriem Bensalah (élue au conseil d’administration de deux entreprises du CAC40, ndlr) n’ont pas de réseau au sein de la ‘macronie’”, ajoute-t-il.
Les paris perdus
Les deux patrons proches du sérail se sont notamment affichés avec M’jid El Guerrab. Elu député pour la 9e circonscription des Français de l’étranger (Maghreb et Afrique de l’Ouest), le Franco-Marocain a démissionné du parti présidentiel après avoir envoyé à l’hôpital un adversaire politique à coups de casque. “Il aurait pu être amené à jouer un rôle prépondérant dans la relation franco-marocaine, mais avec la procédure judiciaire en cours aujourd’hui, il ne veut pas interférer et devenir un problème. Ça arrange peut-être aussi le Maroc, à qui il n’a pas échappé que son beau-père est un diplomate algérien proche de Messahel”, explique son entourage. Miriem Bensalah a aussi rencontré Ahmed Eddaraz le mois passé. Assistant personnel de Brigitte Macron durant la campagne, l’ancien buraliste franco-marocain installé dans le sud de la France brigue désormais une investiture En Marche pour les élections européennes de 2019. Néanmoins, contacté par TelQuel, celui qui faisait partie du voyage présidentiel en juin est formel : “Je ne suis ni le collaborateur, ni le conseiller de la présidence.” Le Maroc aurait-il misé sur les mauvaises personnalités pour se rapprocher du président ? “Le Maroc a un moment pensé que le Cercle Eugène Delacroix pourrait être un lobby intéressant. En réalité, c’est une dizaine d’élus, dont des Franco-Algériens, qui n’ont que très peu de poids”, expliquent des sources au parlement français et auprès du parti présidentiel. Leur visite à Dakhla du 2 au 7 novembre est d’ailleurs quasiment passée inaperçue, sans tambour ni trompette. Aujourd’hui, le Maroc constate qu’il manque de relais dans l’entourage du président français, faute de pouvoir lire clairement la “macronie”. L’absence de Marocains parmi les onze membres du Comité présidentiel pour l’Afrique, créé par l’Élysée en août dans le but clairement affiché de faire remonter des messages, est un exemple criant. Et les atouts du Maroc n’y remédient que partiellement. “Tahar Ben Jelloun et Rachid Benzine sont par moments des passeurs de messages. Quant à savoir s’ils sont entendus à Paris, c’est autre chose. Ça dépend des sujets”, explique un proche de l’ambassade marocaine à Paris. Formé à l’école Polytechnique de Paris, dont nombre d’anciens élèves accèdent aux sphères du pouvoir en France, l’ambassadeur du Maroc était assis à droite d’Emmanuel Macron lors d’un ftour organisé, mardi 20 juin, par le Conseil français du culte musulman. “Chakib Benmoussa s’active. Les relais— élus, sociétés civiles, etc. — sont identifiés, mais on a du mal à évaluer leur influence auprès du nouveau pré- sident de la république. Néanmoins, on constate une réelle continuité dans la fidélité de la France au Maroc comme partenaire et soutien”, poursuit la même source.
Tout est-il à recommencer ?
À moins qu’il ne soit tout simplement trop tôt pour en juger. À la suite d’Edouard Philippe, cette visite de travail est aussi pour un certain nombre de personnalités, amenées à jouer un rôle dans la relation Maroc-France, une première prise de contact. C’est le cas du député franco-marocain Mustapha Laabid, élu fin septembre président du Groupe d’amitié France-Maroc à l’Assemblée nationale française et qui n’a pas encore rencontré son homologue marocain. D’autres membres de la délégation, néanmoins, connaissent bien le Maroc. Le sénateur Christian Cambon sera notamment du voyage. Président de la Commission des Affaires étrangères, de la Dé- fense et des Forces armées, il préside aussi le groupe interparlementaire d’amitié France-Maroc au Sénat et a été actif en matière de coopération judiciaire entre la France et le Maroc depuis près de dix ans. Parmi les élus français également, Amal Amélia Lakrafi, native de Casablanca. Officier de réserve en cyberdéfense, elle a dirigé une entreprise de sécurité informatique avant d’être élue députée de la 10e circonscription de l’étranger (Proche-Orient et Afrique Australe) en juin sous les couleurs de la République En Marche. “Emmanuel Macron a ringardisé la classe politique.” Et à l’image de cette classe politique française qui se renouvelle — uniquement en partie, pointent ses opposants —, ce sont les acteurs de la relation franco-marocaine qui se renouvellent. Cette phrase est de Rachida Dati, une “amie du Maroc” qui, pour le coup, traverse les âges. Très connectée au Maroc, elle aurait rencontré à plusieurs reprises Emmanuel Macron pour qui elle a appelé à voter au second tour de l’élection présidentielle française. “Elle l’a souvent croisé chez leurs amis communs, Brigitte et Jean-Pierre Jouyet, secré- taire général de l’Élysée sous Hollande”, écrit Le Point. La dé- putée européenne sera notamment présente au Sommet UEUA d’Abidjan fin novembre, pour lequel la France s’est franchement affichée du côté du Maroc pour en exclure la RASD. Mais les partisans d’Emmanuel Macron en sont persuadés : “Les réseaux et la connivence, c’est tout ce qu’il a en horreur.” “Dans la relation France-Maroc, le président est directement connecté, c’est-à-dire qu’il appelle Mohammed VI en privé. Sur le dossier libyen par exemple, Emmanuel Macron compte beaucoup sur le Maroc et ne passe pas par des intermédiaires pour ça”, explique un parlementaire français. Rappelons que dans une autre vie, Emmanuel Macron a été banquier d’affaires. Dans ses fonctions chez Rothschild, c’est lui qui a négocié l’entrée du géant français Sofiprotéol dans le capital de Lesieur-Cristal, alors filiale du holding royal SNI. Une mécanique décidé- ment bien huilée.
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Mis bout à bout, les accords signés à Rabat lors de la visite d’Édouard Philippe, par Rémy Rioux, directeur général de l’Agence Française de Développement (AFD), portent sur des financements, prêts et subventions de différents projets marocains pour près de 3,5 milliards (340 millions d’euros). Avec le directeur par intérim de l’ONEE, Abderrahim El Hafidi, une lettre d’entente a été signée pour un prêt souverain de 100 millions d’euros pour le financement d’un “projet visant à contribuer à la généralisation de l’accès à l’eau potable” dans les provinces d’Al Hoceïma, Driouch, Nador et Taounate. Par un protocole d’accord financier, Masen est bénéficiaire d’un prêt de 150 millions d’euros pour cofinancer la première phase du complexe solaire NOOR Midelt, et 500 000 euros additionnels pour l’accompagner dans sa stratégie de développement des énergies renouvelables au Maroc et en Afrique. La Société du Tramway de Rabat-Salé signe quant à elle une convention de subvention de 40 millions d’euros pour le financement de l’extension de la ligne 2 du tramway, ainsi que 400 000 euros supplémentaires pour la mise en œuvre du projet. Casa Transports reçoit aussi une subvention de 500 000 euros, en accompagnement d’un prêt de 30 millions pour la ligne 2 du tramway de Casablanca. Enfin, un montant d’au moins 50 millions d’euros est prévu “pour appuyer la politique du gouvernement dans la promotion de l’emploi.” Autres accords signés aux contours concrets : une déclaration d’intention pour “accompagner la mise en place de l’Agence du Digital et la mise en œuvre de la stratégie marocaine de développement de l’économie numérique”, un accord sur la création d’une école supérieure des Arts et Métiers à Zenata, et la création d’une plateforme “Maroc Universités Numérique” dotée de 50 MOOCs (cours en ligne) déjà sélectionnés
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