C’est le nom de la route pour monter jusqu’à chez lui – « Chemin marocain » – qui a mis la puce à l’oreille de Thierry Malbert. Le professeur universitaire français, qui habite depuis 25 ans à l’île de La Réunion, s’est rendu compte qu’il était le voisin de l’ancienne « case créole » d’Abdelkrim El Khattabi.
Il s’est alors penché sur son histoire, peu connue à la fois des Marocains et des Réunionnais. Après une exposition avec textes et photos à La Réunion dès 2012, Thierry Malbert sort en 2016 un ouvrage intitulé L’Exil d’Abdelkrim El Khattabi à La Réunion : 1926-1947, qu’il a remis à Mohammed VI à l’occasion de la Fête du trône cette année. Un ouvrage où les Réunionnais ayant côtoyé la famille d’Abdelkrim El Khattabi témoignent.
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Un personnage respecté
Après deux mois d’emprisonnement à Fès, Abdelkrim El Khattabi est exilé à La Réunion. Avec 30 autres personnes, dont son frère, son oncle, leurs femmes et leurs enfants, le résistant rifain embarque depuis Casablanca le 28 août 1926 pour La Réunion. « Abdelkrim pense partir pour six ans, il ne sait pas qu’il ne reverra plus jamais son pays« , écrit Thierry Malbert.
La famille voyage pendant 40 jours jusqu’au 10 octobre 1926, où ils sont accueillis chaleureusement par les Réunionnais comme en témoignent des extraits de journaux locaux. « De nombreux Réunionnais éprouvent un sentiment de fierté à l’idée d’accueillir prochainement l’émir Abdelkrim« , relate l’ouvrage. El Khattabi est d’abord installé dans le château Morange, une « grande maison coloniale » à côté du chef-lieu Saint-Denis, avant de changer plusieurs fois de domicile jusqu’à la fin de son exil en 1947.
Quand il débarque à La Réunion, le journal La Victoire Sociale écrit : « Il apparaît comme un homme encore jeune, rose et frais, avec un embonpoint. Son fatalisme musulman lui assure une parfaite sérénité ». Le journaliste Marcel Watbled, de L’Illustration, le décrit sous toutes les coutures: « Revêtu du costume arabe qu’il n’abandonne jamais, gandoura grise, turban, les pieds nus dans des sandales, Abdelkrim marche légèrement voûté ; son noir regard un peu en dessous que teinte une nuance de mélancolie est plein de vivacité et de malice« .
Les femmes sont dépeintes comme belles et gentilles. De son côté, la presse métropolitaine est plus sévère que la presse créole, préférant que le résistant et sa suite aillent dans une « geôle« . Au quotidien, ses passes-temps sont les jeux de dames et d’échec, témoigne sa fille, Aicha El Khattabi.
Il n’allait pas beaucoup en ville et lorsqu’il recevait des visiteurs, il leur offrait du thé à la menthe et du couscous. Il ne parlait presque pas français. Mon père nous enseignait beaucoup. Il nous faisait des cours tous les jours et nous apprenait l’arabe. Mon père connaissait la littérature arabe et le coran par cœur.
Aicha El Khattabi, fille d’Abdelkrim
Monsieur Peverelly, un témoin, du passage de la famille El Khattabi, raconte que dès son réveil, Abdlekrim « faisait au moins dix tours de sa maison à pied, peut-être pour se dégourdir, car il n’allait pas beaucoup en ville. Il me faisait parfois appeler chez lui, m’offrait du thé la menthe, me faisait parfois des fruits confits« .
Les conditions de vie d’El Khattabi s’améliorent au fur et à mesure que le temps de l’exil passe et qu’il se rapproche des autorités françaises basées à La Réunion. Abdelkrim se met ainsi à la chasse et à la découverte de l’île à partir de 1937 où la surveillance de la famille en exil s’est allégée.
En bons termes avec les autorités
« Partant de la langue créole, fortement construite sur le substrat français, le nom d’Abdelkrim, par sa dernière syllabe ‘krim’, évoquait chez beaucoup le crime et la peur du personnage, alors que cela veut dire ‘généreux’ en arabe« , écrit Thierry Malbert. « Certaines personnes âgées se rappellent que quand elles n’étaient pas bien sages, on leur faisait peur par l’évocation du personnage et de son prénom« , raconte le chercheur qui est persuadé que les autorités locales voulaient diffuser un portrait négatif d’Abdelkrim.
Pourtant, durant son exil, Abdelkrim El Khattabi s’est beaucoup rapproché du lieutenant Vérines, commandant de la compagnie de gendarmerie de Saint-Denis, qui est détaché pour sa surveillance et avec qui il développe une relation de confiance. Il fait par exemple visiter au résistant une vanilleraie en 1928. Il s’agit de la première visite de l’île en deux ans d’exil pour Abdelkrim.
C’est aussi grâce à Vérines qu’il aura une nouvelle maison en 1929 à Castel Fleuri à trois kilomètres de Saint-Denis, plus spacieuse que la précédente, avec eau courante, électricité et possibilité de faire des plantations.
Dans les années 1940, la guerre fait rage et les Réunionnais subissent un blocus de leur port qui les appauvrit. La famille El Khattabi se lance alors dans la culture de géranium dans une propriété achetée à Trois-Bassins (sud-ouest de la Réunion) avec l’aide du capitaine Parriaux qui remplace Vérines en 1937. Le but est de vendre l’huile essentielle extraite de cette plante dans une boutique que détient la famille à Saint-Denis.
En laissant de côté leur fierté native et leur amour propre, ils m’ont confessé que la viande paraît de moins en moins souvent sur leur table, remplacée par des haricots et des légumes.
Capitaine Parriaux
Même s’il ne fait pas de politique pendant son exil, contrairement au prince vietnamien Vinh San, lui aussi exilé à La Réunion, Abdelkrim El Khattabi se rapproche de la famille Vergès, dont le père, Raymond, est l’artisan de la départementalisation de l’île de La Réunion en 1946 et leader du parti communiste réunionnais.
Abdelkrim s’entendait bien avec mon père, il nous rendait visite à Saint-André. Il y avait entre eux des relations très cordiales, et les mêmes convergences dans les idées, ils avaient des discussions sur l’histoire, la guerre du Rif, le colonialisme… C’était ce qui le liait le plus.
Paul Vergès, fils de Raymond Vergès, et homme politique réunionnais
« Touché par l’action du général De Gaulle au moment de l’armistice, Abdelkrim m’a souvent dit que le chef du gouvernement provisoire de la République française avait une attitude de guerrier« , écrit aussi le capitaine Parriaux dans un rapport datant du 17 juin 1944.
Khattabi, proche de la communauté indo-musulmane
Au début de l’exil, les autorités préfèrent que la famille marocaine ne se rapproche pas de la communauté indo-musulmane. Composée d’environ 1.500 personnes, cette minorité originaire du Gujurat en Inde est installée depuis fin du XIXe siècle sur l’île.
À partir de 1934, « de véritables liens de fraternité vont naître entre les El Khattabi et les familles indo-musulmanes de La Réunion« , écrit Thierry Malbert. Ils sont de plus en « invités par des indo-musulmans, ils participèrent à de nombreux repas le soir, après la dernière prière« , continue-t-il.
Ce rapprochement est pourtant une « nécessité pour obtenir de la viande halal et des vêtements propres au culte musulman« , selon les autorités qui vont encourager Ismaïl Dindar, indo-musulman et tailleur de métier, à se rapprocher d’Abdelkrim et de sa famille. Ce dernier va même devenir leur professeur d’arabe.
C’étaient des gens très cultivés, surtout Abdelkrim… le vieux. Les femmes étaient toujours voilées, et même nous qui avions des relations avec eux nous ne pouvions pas voir les femmes. Abdelkrim avait ce handicap de ne pas trop parler le français et c’est son frère M’hamed qui s’occupait de toutes ses affaires.
Monsieur Carrimjee, indo-musulman réunionnais
Les filles d’Abdelkrim, de son frère et de son oncle en âge de se marier ne l’ont jamais fait, même avec des coreligionnaires indiens, se heurtant notamment au désaccord d’Abdelkrim. Il n’empêchait pas pour autant les enfants de jouer ensemble.
Osman Dindar, petit-fils du tailleur Ismaïl Dindar, a lui aussi été marqué par cette famille, dont le départ a été une blessure pour lui, jeune adolescent de 13 ans et proche de l’un des fils, Abdelmouhsen. « On pleurait tous les deux, on se disait qu’on n’allait plus se revoir, alors on a mis une veste et nous sommes partis faire un portrait chez le photographe« , raconte-t-il dans l’ouvrage de Thierry Malbert. Quand le bateau jette l’ancre au moment du départ, il se rappelle d’Abdelkrim qui fait un signe de la main, les larmes aux yeux et qui déclare : « Je n’oublierai jamais les Réunionnais« .
Avant leur départ, ils sont venus vivre pendant deux semaines chez mes parents. Heureusement nous avions deux maisons pour loger ces 41 personnes. On a joué ensemble, on passait des disques de Tino Rossi il était alors à la mode. (…) Je ne comprenais pas toujours ce que voulait cette famille… la liberté, alors que nous étions si bien ensemble ici
Osman Dindar, petit-fils d’Ismail Dindar, 13 ans en 1947 et 80 en 2014
Les enfants de Khattabi à La RéunionAbdelkrim Khattabi est venu à La Réunion avec ses cinq enfants, mais aussi avec les trois de son frère et les quatre de son oncle. Neuf enfants sont nés pendant l’exil. Trois d’entre eux vont au lycée Leconte-de-Lisle, où ils sont demi-pensionnaires et fréquentent Raymond Barre, les frères Paul et Jacques Vergès et Paul Salez avec qui ils jouent au foot et participent aux fêtes locales. Des enfants joueurs
Osman Dindar, petit-fils d’Ismaïl Dindar, 10 ans en 1944 et 80 en 2014
Justy, mère de l’homme politique réunionnais Paul Bénard Des garçons charmeurs « Les garçons d’Abdelkrim nous sont décrits comme de beaux garçons qui n’hésitent pas à charmer les demoiselles lorsqu’elles allaient aux champs pour ramasser du bois« , décrit Thierry Malbert qui explique que « certains villageois se rappellent qu’ils tuaient le mouton« .
Monsieur Merlo, camarade de classe de Hamed El Khattabi
Paul Salez, avocat réunionnais Des jeunes filles discrètes Les filles, elles, ont une institutrice à la maison de 1932 à 1947 et ne sortent pas beaucoup de la maison.
Justy Bénard [/encadre] |
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