Cité industrielle chinoise de Tanger: les dessous de l'édifiante enquête d'Ali Amar

Interview avec Ali Amar, directeur de publication du Desk.ma qui publie une enquête édifiante sur les zones d’ombres du projet de cité industrielle chinoise près de Tanger, laissant présager un fiasco.

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Ali Amar, lors du lancement du Desk.ma en octobre 2015. Crédit : Le Desk / Facebook

LeDesk.ma publie le 5 juillet une enquête intitulée « Rif: Tanger-Tech, l’autre fiasco à venir? » (à lire ici) et signée Ali Amar. Le directeur de publication du pureplayer démonte dans le détail les « effets d’annonce » de ce projet annoncé pour 1 milliard de dollars.

De ses origines – une rencontre « par hasard » d’Ilyas Elomari dans un hôtel – à la présentation à Mohammed VI d’une maquette importée de Chine au palais Marchane de Tanger, Ali Amar démontre que le « projet n’a pas muri dans l’esprit des décideurs« .

Le choix de l’entreprise chinoise Haite est également préoccupant. Des experts expliquent au Desk que les projets de « smart cities » sont généralement portés par des géants de la technologie mondiale. Ali Amar démontre que Haite n’a ni la carrure ni l’expérience R&D pour mener le projet tel qu’il a été présenté à l’opinion publique, et dont le premier coup de pioche a été annoncé pour cet été.

Telquel.ma : Qu’est-ce qui a éveillé vos soupçons dans ce projet de cité industrielle?

Ali Amar : Dès l’évocation du nom de Haite, à l’époque de la signature de 15 conventions entre la Chine et le Maroc lors de la visite royale, on avait essayé d’identifier l’entreprise et remarqué qu’il y avait un lot d’opacité autour de l’entité. Et puis il y a eu la période des pré-législatives, où Elomari était chahuté.

Je savais que c’était d’abord des attaques politiciennes, mais on sentait bien qu’il y avait quelque chose sur le fond. Lors de visites officielles à l’étranger, il y a plein de mémorandums d’entente signés et si 10 ou 15 % aboutissent à du concret c’est déjà pas mal, mais là ça va plus loin. Le projet a été lancé par une cérémonie au Palais Marchane de Tanger.

J’ai aussi eu l’impression qu’on avait estampillé ce projet un peu n’importe comment, qu’on voulait le différencier des zones franches en lui donnant un nom à la mode, une « smart city« , une « cité industrielle« . Ce sont pourtant des choses très codées, des modèles de développement urbains qui ont des références théoriques très précises.

Et puis on l’a associé au nom de Mohammed VI, c’est donc qu’il y a la volonté d’en faire un chantier royal. En commençant à chercher, je me suis rendu compte qu’il manquait beaucoup de choses. Pourquoi la BMCE ? Quel est le rôle de la région? De fait, en retraçant le parcours des différentes visites des Chinois, je n’ai trouvé que du protocolaire.

Pourquoi ce projet n’aboutira-t-il pas, d’après votre enquête?

C’est un projet qui n’a pas muri dans les esprits des décideurs. On m’a par exemple raconté que sur la question du nombre d’hectares, le projet était passé de 5.000 à 3.000 hectares, puis de 2.000 à 4.000. Les experts interrogés expliquent qu’on ne peut pas monter un projet structurant en moins de 12 mois. Ça veut dire qu’il n’y a rien. Même si le mémorandum d’entente avec la Chine a du potentiel et que la région a, elle aussi, du potentiel avec ses écosystèmes, ils ont voulu en faire trop en promettant la lune.

Ce genre de projet est généralement porté des acteurs de la technologie mondiale. Haite n’est même pas vraiment une holding. C’est une multitude d’entreprises ultraspécialisées détenues par des fonds d’investissement, qui gravitent autour d’une seule boîte cotée en bourse. Au final, c’est juste une grosse entreprise de maintenance aéronautique avec 800 personnes.

En termes de recherche et développement (R&D), Haite n’a aucune expérience. Je ne vois pas en quoi Haite va concevoir avec le Maroc une ville de l’ordre de la Silicon Valley. Ce n’est pas une boîte qui fait de la maintenance de rotors d’hélicoptères qui peut faire ça.

Qui a berné qui alors ? Entre la présidence de la région de Tanger, le gouvernement, les Chinois…

À mon avis, les Chinois n’ont rien demandé. Ils ont répondu comme ils le font généralement quand un pays africain les sollicite. Ils ont un mécanisme descendant qui correspond à la logique du Parti communiste chinois. Ils ont d’abord un homme politique qui recueille la requête de l’État en question. Dans le cas présent, cette requête était portée par Ilyas Elomari. Puis c’est le parti qui désigne une entreprise pour aller négocier et écouter les représentants de l’État qui sollicite la Chine. La directrice de la China-Africa Initiative à l’Université Johns Hopkins que j’ai interrogée décrit bien les effets d’annonce chinois.

Du côté marocain, la responsabilité est collective. Même si on connait les excès de langage d’Elomari, on comprend bien dans son récit qu’il a essayé de sauter sur l’occasion un peu par hasard, en espérant pouvoir être sur la photo avec le roi et qu’il était à même de convaincre les Chinois.

Il y a eu des anicroches entre Elomari et Moulay Hafid Elalamy qui voulait récupérer le projet pour Safi. Lui n’a jamais voulu me parler. Autant Elomari est politique, autant Elalamy a dû y aller à reculons. Il doit savoir que c’est fake et se dire qu’il rattrapera ça plus tard. Sauf qu’il a promis le premier coup de pioche pour cet été. On est dans des effets d’annonce qui engagent la personne du roi et les institutions. En plus, tout ça se passe à la lisière du Rif. Ce pourrait être, encore une fois, une perte de crédibilité.

La publication de cette enquête intervient quelques jours après l’arrivée d’Ali Belhaj, membre du PAM, comme actionnaire de référence dans la société éditrice du Desk…

Je discute avec Ali Belhaj depuis cinq mois, et on n’a jamais parlé ni de contenu éditorial ni de son étiquette politique. Pas pour éviter le sujet, mais parce que la question ne s’est jamais posée. La publication à venir d’un pacte d’actionnaires va simplement formaliser ce qui est pour nous une évidence : la muraille de Chine entre la rédaction et les associés. Au moment de l’annonce de sa prise de participation, certains ont dit « le PAM a racheté Le Desk ». Avec la publication de cette enquête, d’autres diront « Ali Belhaj va se servir du Desk pour régler ses comptes avec le PAM ». C’est contradictoire. Ce dont je peux vous assurer, c’est qu’Ali Belhaj n’était même pas au courant de la publication de cette enquête.

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