Fatiha Dazi-Héni: "La réelle raison de la rupture avec le Qatar est liée à son soutien aux Frères musulmans"

Donald Trump lors du dernier sommet de Conseil de coopération du Golfe à Riyad le 21 mai. © BANDAR AL-JALOUD / Saudi Royal Palace / AFP

La décision tombe, brutale, le 5 juin au matin. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et leurs alliés rompent les relations diplomatiques avec le Qatar après plusieurs semaines de tensions. Fatiha Dazi-Héni, auteure de l’ouvrage L’Arabie saoudite en 100 questions (Tallendier, février 2017), revient pour Telquel.ma sur les raisons de ce divorce diplomatique et de ces implications.

Telquel.ma : Quelles sont les raisons de la rupture diplomatique entre le Qatar et l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et leurs alliés ?

Fatiha Dazi-Héni : C’est une décision très dure. Elle a surgi deux semaines après la visite du président Donald Trump à Riyad, le 20 mai dernier. Au cours de sa visite, le président des États-Unis a accusé l’Iran d’être à l’origine de la déstabilisation régionale par sa politique interventionniste en Syrie, en Irak, au Liban, et au Yémen. Il a également accusé ce pays d’être au cœur des actions terroristes avec le Hezbollah. Ces déclarations ont été très favorablement accueillies par Riyad qui y a vu le succès de cette visite.

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Un emballement médiatique s’en est suivi à partir des déclarations prêtées à l’émir du Qatar, cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, concernant l’Iran. Ce dernier les a démenties puis s’est plaint d’un piratage de l’agence de presse du Qatar et d’Al Jazeera. Riyad et Abu Dhabi en première ligne reprochent aussi à Doha ses déclarations d’ouverture vers l’Iran, alors même que la récente visite du président Donald Trump a eu pour objet de rompre avec la dynamique de main tendue engagée par Barack Obama. Pourtant le Qatar s’est cantonné à féliciter le président Rohani pour sa réélection, comme l’ont fait le sultanat d’Oman et le Koweït, eux aussi partisans d’un apaisement avec l’Iran et opposés à l’exacerbation des tensions par la diabolisation de la République islamique. Mais la réelle raison de cette rupture avec le Qatar est davantage liée à son soutien aux Frères musulmans depuis le déclenchement des printemps arabes.

Pourquoi ce divorce diplomatique est-il une surprise ?

Cet acharnement brutal et violent m’a surprise, car le roi Salman d’Arabie saoudite avait esquissé un rapprochement avec le Qatar suite à la décision du cheikh qatari Tamim Ben Hamad Al Thani de rompre avec la diplomatie tonitruante de son père. L’émir Tamim Al Thani a engagé une diplomatie adoptant un profil bas sans prendre des initiatives allant à l’encontre de Riyad. De son côté, le roi Salman a infléchi les positions de son prédécesseur, le roi Abdallah, qui avait inscrit l’organisation des Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes en février 2014. Au contraire, le roi Salman lorsqu’il lui succède en janvier 2015 ne considère pas que les Frères musulmans constituent une menace immédiate contre les intérêts saoudiens. À l’inverse, il considère que l’Iran, ses alliés du Hezbollah, les milices chiites en Irak ou son soutien aux rebelles Houthis (zaïdites chiites soutenus par l’Iran) constituent une menace beaucoup plus sérieuse avec les groupes jihadistes d’Al Qaida et de Daesh.

Mais ce sont surtout les Émirats arabes unis (EAU) qui ne supportent pas le soutien du Qatar aux Frères musulmans, depuis 2011. Ils considèrent que le Qatar a franchi une ligne rouge en accueillant les Frères musulmans, pour lesquels le prince héritier d’Abu Dhabi nourrit une aversion profonde. Au regard des printemps arabes et malgré l’échec de leur courte expérience politique à la tête de l’État en Égypte, du relatif échec du courant Al Nahda en Tunisie, ou des expériences contestataires avortées des courants « fréristes » en Syrie et au Yémen, les Frères musulmans constituent une menace pour les monarchies du Golfe à l’exception du Qatar. En effet, ils sont perçus comme une possible alternative politique aux pouvoirs en place. C’est en tout cas une conviction profonde pour cheikh Mohammed Bin Zayed, prince héritier et homme fort d’Abu Dhabi.

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Quel rôle peut jouer le Maroc dans cette crise ?

Les dirigeants marocains sont subtils et je ne pense pas qu’il est dans l’intérêt du Maroc d’encourager l’exacerbation de cette crise. Il peut temporiser, car comme la Jordanie, ces deux monarchies sont proches de l’Arabie saoudite et des EAU. Mais c’est au sein du CCG que la crise devrait se dénouer. L’objectif de faire pression sur le Qatar est atteint, mais la violence de la méthode utilisée est assez inédite et ne ressemble pas à la crise de 2014.

Comment expliquez-vous les accusations de « soutien au terrorisme »?

Ce sont des accusations extrêmement excessives et sans fondement qui entretiennent les amalgames et la confusion. C’est grotesque de mettre sur un pied d’égalité les Frères musulmans ou le Hamas avec Daesh ou Al Qaida. Alors que le Qatar s’est engagé dès le début au sein de la coalition arabe conduite par Riyad dans sa guerre au Yémen pour afficher un front uni contre la menace des Houthis, celui-ci se voit aujourd’hui accusé de les soutenir. Il y a déjà eu des crises au sein du CCG, notamment au cours de l’année 2014 avec le Qatar. Mais là c’est très grave, car les accusations sont d’une violence inédite et elles sont non justifiées pour l’essentiel. Sous la pression, le Qatar a déjà réagi pour demander aux cadres du Hamas de quitter son territoire pour engager une désescalade que le Koweït appuie pour éviter une rupture au sein du Conseil de Coopération du Golfe.

Pourquoi cette pression fonctionne-t-elle ?

La rupture des relations diplomatiques s’est accompagnée d’un isolement total du Qatar. L’Arabie saoudite a décidé de fermer sa frontière terrestre avec le Qatar, qui n’en a qu’une seule. De plus, les autres États qui ont interrompu leurs relations ont aussi suspendu leurs vols vers Doha et bloqué les acheminements maritimes. Il faut rappeler que Doha dépend à 90 % des importations de nourriture et biens de consommation en provenance du territoire saoudien. Cette décision étouffe le Qatar qui n’a pas d’autres solutions que de se soumettre en partie aux injonctions saoudiennes en particulier. L’autre solution serait de se tourner vers l’Iran, mais ce n’est pas du tout dans l’intérêt qatari qui est pleinement interdépendant de son environnement régional au sein du CCG et qui veut également préserver son indépendance et les ressources de son gisement gazier qu’il partage avec Téhéran.

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Quel est l’impact de cette décision sur le Conseil de coopération du Golfe (CCG) ?

L’ensemble des pays du CCG ne sont pas sur la même ligne de conduite que celle voulue par l’Arabie saoudite et les EAU. Bahreïn s’aligne systématiquement sur Riyad, car ce pays est très dépendant des ressources financières saoudiennes. Quant au Koweït et à Oman, ils n’ont pas rompu leurs relations avec le Qatar, tout comme en 2014, et ont toujours voulu ménager une relation apaisée avec l’Iran qu’ils considèrent comme un acteur régional très important. Le CCG a toujours réglé ses problèmes en interne, notamment grâce au rôle de médiation que jouent traditionnellement le Koweït et Oman dont le sultan est aujourd’hui affaibli par la maladie. Le Koweït a ainsi essayé de calmer le jeu en recevant l’émir qatari et en engageant une médiation avec Riyad sur cette crise.

Le Qatar a été expulsé de la coalition au Yémen… Va-t-elle être fragilisée ?

Cela n’aura pas beaucoup d’impact sur le terrain, car les troupes du Qatar (1.000 soldats) étaient stationnées à la frontière avec l’Arabie saoudite. Ils y sont allés par solidarité au déclenchement de la guerre par l’Arabie saoudite et pour afficher un front uni du CCG.

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