Cela fait maintenant dix ans que le militant Driss Benzekri est mort. Il a succombé le 20 mai 2007 à un cancer dont il souffrait en silence, à 56 ans. Il aura marqué de son empreinte l’Instance équité et réconciliation (IER), lancée en 2003 par le roi Mohammed VI pour faire la lumière sur les violations des droits de l’Homme commises durant les années de plomb sous le règne de Hassan II. Président de l’instance, Driss Benzekri était l’architecte du projet de « la réconciliation nationale ». À son décès, il laisse derrière lui une série de recommandations pour démocratiser les institutions du Maroc. Certaines de ces recommandations ne sont toujours pas appliquées.
Pour certains de ses proches, l’enfant du village d’Aït Ouahi à Tifelt est un « Nelson Mandela marocain« . Ancien militant du mouvement marxiste-léniniste Ila Amam, il a été emprisonné et torturé pendant 17 ans au centre secret de Derb Moulay Chrif à Casablanca.
Sous sa houlette, l’IER a compilé presque 16.000 dossiers de victimes de tortures, puis a organisé une série d’auditions publiques pour livrer aux Marocains des témoignages poignants retransmis sur les chaînes nationales. Ces victimes, qui ont par la suite obtenu des indemnités financières, raconteront leur souffrance avec une seule consigne: ne pas donner le nom de leurs bourreaux.
À l’issue de ces auditions, Driss Benzekri présente en 2004 un rapport détaillé dans lequel il inclut plusieurs recommandations dont les plus marquantes sont la révision de la constitution, la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice. Le choix de faire confiance au régime pour solder le passif des années de plomb ne faisait pas l’unanimité au sein de la gauche marocaine.
Alors que plusieurs voyaient d’un bon œil son projet de réconciliation, d’autres lui reprochaient l’absence de garanties pour l’application des recommandations de l’IER. Les avis sont jusqu’à présent partagés sur la mise en oeuvre de l’héritage de Driss Benzekri.
Ahmed El Haij Président de l’AMDH (Association marocaine des droits humains)
« S’il était encore parmi nous, Benzekri aurait dénoncé cette situation »
Personne ne peut sous-estimer le travail de feu Driss Benzekri, il y avait une volonté de pousser vers l’avant et ne pas répéter les erreurs du passé, malgré les reproches que nous avions sur l’expérience de l’Instance équité et réconciliation (IER). Elle n’a pas abouti au dévoilement de la vérité, et la plupart des recommandations n’ont pas été appliquées par l’État.
Je présume que s’il était encore parmi nous, il aurait dénoncé la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui à savoir l’absence d’une vraie démocratie et le non-respect des droits de l’Homme partout dans le pays. C’était un homme sincère et honnête dans ce qu’il faisait, malgré les divergences que nous avions avec lui. Si Driss Benzekri était encore vivant, il aurait ressenti une grande amertume. Il croyait en son rêve.
Hassan Semlali , président de la Fondation Driss Benzekri
« Benzekri a réalisé 30% de son projet, le reste est de notre responsabilité »
Dix ans après la mort de Driss Benzekri, nous pouvons évaluer son projet de différentes manières. Le projet de réconciliation était certes une occasion pour le régime de renforcer sa légitimité, mais d’autre part, il y a eu des engagements à travers les recommandations de l’IER. Les gens se focalisent trop sur ces recommandations, mais oublient que cette étape était un moment de soulagement et d’expression pour les détenus et leur famille.
La mise en œuvre des recommandations de l’IER et tout le projet mené par Driss Benzekri ne peuvent pas se réaliser du jour au lendemain. C’est une question de rapports de forces dans le pays. L’essentiel des recommandations n’a pas pu prendre une forme institutionnelle. Benzekri, par son statut et son charisme, pouvait porter conseil à l’État pour aller vers davantage de droits, et plus de démocratisation, mais la mort l’a volé avant terme.
Après 2011, beaucoup de choses se sont réalisées. Le Maroc a introduit l’essentiel des idées de Driss Benzekri dans la nouvelle constitution. Cependant, au niveau de l’égalité, nous sommes encore en retard. Il n’y a pas un développement régional équilibré. Il n’y a pas non plus cet encadrement des services de sécurité, une recommandation pour laquelle Driss Benzekri s’était pourtant beaucoup battu. Driss Benzekri prônait la justice transitionnelle qui n’incrimine pas les gens. On peut dire qu’il a réalisé 30% de son projet. Le reste est de notre responsabilité.
Mohamed Essabbar, secrétaire général du CNDH
« Toutes les idées de Benzekri ont trouvé leur chemin dans la constitution de 2011 »
Driss Benzekri était le Mandela du monde arabe. C’est l’architecte de la justice transitionnelle dans notre pays. S’il était encore parmi nous, et je me permets de parler à sa place, il aurait été surement satisfait de la situation des droits de l’Homme dans notre pays. Il serait rassuré parce que le Maroc a fait un choix et ne compte pas faire marche arrière. Bien sûr, la situation des droits de l’Homme ne peut jamais être parfaite partout dans le monde. Il y a des va-et-vient. Le combat des droits de l’Homme est un long processus qui demande un long souffle.
Toutes les idées de Driss Benzekri ont trouvé leur chemin dans la nouvelle constitution de 2011. Les victimes ont été indemnisées dans la plupart des cas, mais nous avons dans le CNDH encore la responsabilité de traduire d’autres recommandations de l’IER dans la réalité. Nous travaillons actuellement sur la préservation de la mémoire. Cela concerne entre autres un musée dans le Rif, et la Maison de l’histoire à Casablanca.
Maintenant ce qu’il faut faire, c’est donner une forme juridique à toutes les dispositions de la Constitution. Nous espérons que le gouvernement accélère la mise en œuvre de ces dispositions. L’héritage de Driss Benzekri est lourd, et nous pousse à repenser tout le temps la situation des droits de l’Homme au Maroc.
Abderrahman Benameur, avocat et leader du PADS
« Le projet de réconciliation a échoué »
Tous les acteurs sérieux aujourd’hui au Maroc notent que la situation des droits de l’Homme est en recul. Les garanties incluses dans les recommandations de l’IER et citées dans la constitution sont restées lettre morte. La situation n’est pas rassurante. On sent, contrairement aux attentes des gens qui ont contribué au projet, qu’il y a un retour à l’ambiance politique d’avant les années 1990.
Prenons comme exemple les associations qui rencontrent beaucoup d’obstacles au moment de leur création. Un problème qui concerne également les syndicats et aux associations. Le Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS) a récemment voulu créer deux sections locales. Les autorités ont refusé de lui délivrer l’autorisation à nos militants.
Il faut l’admettre, le projet de réconciliation a échoué partout au Maroc. Al Hoceima aujourd’hui est un exemple parmi d’autres de cet échec, que ce soit dans le volet institutionnel ou au niveau de l’instauration de la justice sociale. Nous vivons maintenant une période très critique dans laquelle le régime monopolise la décision politique, et où les intérêts des lobbys économiques prennent le relais sur les droits socioéconomiques des Marocains. C’est une grosse déception.
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