Portrait: Abdellah Karroum, curateur sans artifice

Presque méconnu du grand public, Abdellah Karroum, curateur et chercheur infatigable, est l’actuel directeur du prestigieux Mathaf, musée d’art moderne et contemporain de Doha (Qatar).

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Abdellah Karroum. © DR

Plutôt que de capitaliser sur la passion arty des salons bourgeois, Abdellah Karroum a conquis le monde de l’art en empruntant des routes inexplorées. L’homme de 45 ans a fait de son appartement à Rabat un microlaboratoire de recherche pour artistes, désormais connu sous le nom de L’Appartement 22. Il a également collaboré avec de grandes institutions dans le monde de l’art comme les biennales de Venise ou de Dakar, le Musée d’art moderne de New York ou encore le musée d’art contemporain de Barcelone.

Abdellah Karroum a aussi organisé des expositions avec de grands noms de l’art contemporain comme Francis Alys et Adel Abdessamed tout en contribuant à la renommée internationale d’artistes marocains comme Younes Rahmoun, Safaa Erruas ou Mustapha Akrim. C’est depuis le Qatar, où il est basé puisqu’il dirige le musée d’art moderne et contemporain de Doha que ce travailleur acharné évoque sur Skype, son parcours exceptionnel.

Porté par les hauteurs du Rif

Abdellah Karroum est né dans un petit village entre Nador et Al Hoceima, pas loin du village d’Anoual. Sa maison d’enfance se trouvait dans une région montagneuse qui fut le théâtre de la guerre du Rif. « Je me rappelle quand j’étais enfant, on partait à la chasse aux oiseaux, les grands nous obligeaient à manger les têtes des rouges-gorges crues. Ça devait rendre intelligent« , se remémore-t-il.

À partir de 7 ans, il s’installe avec sa famille à Ben Taïb pour 5 ans, avant de poursuivre ses études secondaires au village de Midar. Ayant développé un talent particulier pour le dessin, Karroum est encouragé par son professeur de géographie à s’inscrire dans la filière art plastique dans un lycée Technique à Oujda. Lui, était pourtant tenté par l’aviation « comme tous les petits garçons« , s’amuse-t-il.

De peur de se retrouver coincé derrière un bureau durant toute sa carrière, il décide de suivre les conseils de son professeur. Dès ses 15 ans, le jeune garçon s’installe à Oujda. « J’étais en internat, je rentrais une ou deux fois par mois pour voir ma famille« . Une fois son bac en poche, Karroum obtient une bourse de mérite de l’État marocain pour poursuivre ses études à Bordeaux en 1988. « J’étais studieux, mais il m’arrivait aussi d’être paresseux« , se souvient-il.

C’est à l’Université de Bordeaux III qu’il poursuit ses études en art plastique. Entre-temps, il s’improvise gardien de musée pour gagner de quoi s’acheter des livres. Deux ans plus tard, il est embauché comme animateur dans le service d’éducation du Centre d’arts plastiques contemporains (CAPC), l’actuel Musée d’art contemporain de Bordeaux. « J’animais des ateliers pour enfants. Je faisais des visites guidées des expositions« . En 1993, il devient assistant d’expositions dans le même musée. Parallèlement, il termine sa maitrise, mais voit sa demande de renouvellement de bourse rejetée par l’État marocain. « C’était une déception. J’ai alors décidé que je ne compterais plus que sur moi-même« , nous confie-t-il.

Retour aux sources

L’élection d’Alain Juppé à la tête de la Mairie de Bordeaux porte un coup dur aux budgets des établissements culturels de la ville. Une vague de départs est alors programmée, dont le sien. Pour Abdellah Karroum, « c’était l’occasion de commencer mon doctorat (Des œuvres nomades, vers une esthétique post-contemporaine) et une série de voyages« .

Il parcourt ainsi l’Europe et monte même une affaire de pièces détachées et de voitures pour financer sa thèse qu’il présente en 2001. « J’allais en Allemagne pour visiter les musées et j’en profitais pour acheter des voitures que je revendais au Maroc« , nous confie-t-il amusé. Il ne perd pas de vue Bordeaux où il crée en 1999 la maison d’édition Hors’ Champs.

En 2000, son retour dans son Rif natal crée un déclic chez lui: « je me sentais en déphasage avec mes amis d’enfance« . Dès cette année il initie « Le bout du monde », un projet d’expéditions dans sa région. Karroum invite « des complices » à faire un voyage initiatique dans sa terre natale « pour relier les deux mondes« . Toujours en cours, ce projet est considéré comme le premier travail indépendant de la carrière de curateur d’Abdellah Karroum.

En 2002, il fait de son petit appartement situé en face du Parlement à Rabat, un espace d’art. Commence alors une expérimentation artistique inédite au Maroc. De talentueux artistes contemporains d’ici et d’ailleurs y séjourneront pour réfléchir aux fondements des libertés. « Je crois vraiment à l’idée que l’art participe à différentes échelles aux changements de la société », soutient Karroum.

L'artiste marocain Mustapha Boujemaoui à L'appartement 22 en 2013 © Michel Nachef
L’artiste marocain Mustapha Boujemaoui à L’Appartement 22 en 2013 © Michel Nachef

 

 

 

 

 

 

 

Commissaire d’art prisé

Abdellah Karroum devient alors une figure incontournable et est invité dans les plus prestigieuses manifestations d’art. En 2006, il est commissaire associé de la Biennale de Dakar et rejoint le conseil artistique de la Fondation Prince Pierre de Monaco. L’année suivante il est président du jury du Prix Unesco pour la promotion des arts attribué à l’occasion de la Biennale de Sharjah (Emirats Arabes Unis). La même année, il fait partie des membres du jury du Lion d’Or de la prestigieuse Biennale de Venise. Toujours en 2007, il part à la conquête des États-Unis en coorganisant un colloque sur l’art contemporain en Afrique du nord et au Moyen-Orient en collaboration avec le Musée d’art moderne de New York. « Je découvre à cette époque un monde plus ouvert, de nouvelles cultures. Depuis j’y retourne souvent notamment pour des résidences de recherche ».

La même année, il crée R22, la webradio de l’espace d’art Appartement 22. Abedellah Karroum est alors l’un des commissaires de la Biennale de Gwangju en Corée (2008) et commissaire de la biennale de Marrakech (2009). Il enchaine les collaborations prestigieuses: Dar Al Funun à Amman (2010), le projet d’un pavillon marocain à la 54e Biennale de Venise (2011), la 3e Triennale au Palais de Tokyo à Paris (2012)…

l'oeuvre de l'artiste palestinienne Mona Hatoum. © Mathaf
L’oeuvre de l’artiste palestinienne Mona Hatoum. © Mathaf

 

 

 

 

 

 

 

 

Cap sur Doha

Au cours de la Biennale de Benin (2012) dont il était commissaire, les portes du Mathaf s’ouvrent à lui. « À ma grande surprise, j’ai reçu un appel de Qataris qui souhaitaient me voir« . Les émissaires de Sheikha Al Mayassa, présidente de la Qatar Museums Authority, et fille de l’émir du Qatar, lui donnent rendez-vous à Paris. Ils lui proposent de prendre les rênes du musée d’art moderne de Doha, le plus grand du monde arabe. Une proposition qui séduit Abdellah Karroum. « La perspective de développer un musée, une collection, une équipe muséale était très tentante », nous explique-t-il.

Il arrive en 2013 à Doha et met en route la machine du Mathaf. Trois mois seulement après son arrivée à la tête du musée, il passe sa première épreuve sensible. Une polémique éclate autour d’une vidéo de l’artiste franco-algérien Adel Abdessamed brûlant des poulets. Certains Qataris demandaient la fermeture de l’exposition. « Il était hors de question de fermer l’expo. J’ai écrit alors une lettre publique pour expliquer que le musée était un espace de débat et que cette œuvre y avait toute sa place« .

Abdellah Karroum ne perd pas de temps. Au musée, une collection a été constituée et un espace de création a été ouvert aux jeunes artistes et curateurs. En parallèle, de grandes expositions ont été réalisées, à l’image de celles consacrées à l’artiste marocain Farid Belkahia, à l’Iranienne Shirine Neshat ou encore l’Égyptien Wael Shawky.

Alors qu’il est directeur du Mathaf, Abdellah Karroum a tenu à rester directeur artistique de L’Appartement 22. « Les deux espaces sont différents au niveau de l’échelle, mais pas au niveau de l’objet« , estime-t-il. Il signe d’ailleurs, avec la curatrice Karima Boudou, le commissariat de « JF_JH égalités », une exposition croisée autour de la notion d’égalité présentée par les jeunes artistes Mustapha Akrim et Soukaina Joual. À voir jusqu’au 15 avril à L’Appartement 22.

Exposition JF_JH égalité. © DR
Exposition JF_JH égalités. © DR

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