Autofiction: Mon père, ce bouffon

Dans son dernier roman, Binebine fait parler son père, ce bouffon qui divertissait son roi pendant que son fils croupissait à Tazmamart. Une très belle lettre de pardon.

Par

Le narrateur du dernier roman, largement autobiographique, de Mahi Binebine, Le fou du roi — paraissant ces jours-ci aux éditions Stock (France) —, s’appelle Mohamed ben Mohamed. Né dans la médina de Marrakech au milieu de la première moitié du 20e siècle. D’un modeste barbier, un hallaq, dont le métier consiste à raser le crâne et la barbe des hommes, mais également à circoncire les garçonnets et poser des attelles à tous ceux qui se sont foulé un pied ou brisé un os. Un barbier-rebouteux, en somme, comme il en existait tant alors. Mais en dehors de ses qualités professionnelles, le père possède aussi de remarquables talents de conteur et de chanteur de malhoun, comme nombre d’artisans marrakchis de ce temps.

Talents qui vont le conduire à entrer au service du très puissant Pacha Glaoui — Le Glaoui, comme disent alors les autorités du protectorat français, pour le compte desquelles ce dernier règne en maître absolu sur de vastes régions du sud de l’empire chérifien. Admis à se nourrir dans les cuisines du généreux tyran, en tant qu’enfant de domestique, Mohamed ben Mohamed y attrape, définitivement, le goût de la bonne chère et des bonnes manières. Il ne pourra plus se passer des fastes et du cérémonial inhérents aux grandes maisons de ce Maroc encore médiéval par bien des aspects. Dans ces vastes cuisines, il croise un homme, toujours affamé, au parler et au comportement étranges, qui le fascine.

Connu et reconnu de tous, Ben Brahim, le fameux poète, Chaâerou Al Hamraa, est également au service du Glaoui, auquel il tresse de somptueux panégyriques, entre deux poèmes célébrant son amour — immodéré — du vin et des jeunes garçons. L’adolescent Mohamed ne succombera pas aux avances empressées du poète mais se fera son compagnon de sortie dans les bars à soldats. N’ingurgitant que du thé, le jeune homme boit, littéralement, les flots de vers merveilleusement ciselés que le poète déverse sous l’emprise libératrice de l’alcool, d’autant qu’il sait la finesse de perception de son compagnon.

Ce dernier a un don : une mémoire phénoménale. Le lendemain, il monnaye âprement la restitution des vers que le poète a oubliés, la gueule de bois passée. À la chute du Glaoui, correspondant à l’indépendance du pays, Mohamed ben Mohamed, brillant lauréat de la médersa Ben Youssef, se destine à l’enseignement. En plus du Coran, hadits et autres matières de fiqh, le jeune érudit connaît par cœur, grâce à cette mémoire phénoménale, sa grammaire, des pans entiers des Mille et une nuits et de la poésie arabe classique. Il est incollable sur les anecdotes et péripéties que les anciens ont rapportées sur la cour des Abbassides.

Le fqih conteur

À la moitié des années 1960, le hasard veut que le jeune fqih soit le guide d’Oum Kalthoum, de passage à Marrakech. Il lui récite des vers de Ben Brahim avec une telle ferveur qu’elle en tombe amoureuse. La diva assoluta en fait part au jeune Hassan II, s’étonnant que cet Omar Khayyam des temps modernes ne dispose pas même d’un recueil complet édité. Vexé, le monarque — uniquement nommé Sidi dans le roman — commande qu’on réunisse tous ceux qui connaissent les vers de ce poète tombé en disgrâce en même temps que son protecteur, afin de réunir son œuvre complète.

1- Fkih Binebine Oum Kalhoum

C’est ainsi que Mohamed ben Mohamed, alias Mohamed Binebine, entre au service de Sidi, qu’il distraira de ses bons mots, noukat et autres contes plus ou moins historiques ou merveilleux, dont le souverain était friand. Désormais, il sera un des bouffons préférés du roi, en tout cas le plus lettré. Le Fqih —  ce sera son surnom au sein de la petite bande d’amuseurs royaux attitrés — vouera un culte absolu à son maître, jusqu’au décès de ce dernier, en 1999. En échange de quoi, le roi le comblera de ses bienfaits et le traitera avec égard, comparativement aux autres qu’il aimait parfois humilier. Une relation de maître à esclave totalement consentie, harmonieuse, à un épisode près. Un épisode de taille, un drame shakespearien.

5- Photo 107

Au cœur de la blessure familiale

Abel — ainsi qu’il est nommé dans le roman —, le fils aîné de Mohamed, jeune et bel officier, l’enfant prodige et adulé de Mina, fait partie des assaillants de l’attentat de Skhirat, le plus grave, le plus spectaculaire, le plus traumatisant qu’ait subi Sidi. Le Fqih étant, tremblant, au plus près de son maître durant tous les instants du sinistre événement, il ne peut en aucun cas être soupçonné de complicité. Il sera néanmoins disgracié. Quelques mois seulement. Car il renie haut et fort, publiquement, le fils félon. Ce dernier connaîtra l’horreur des geôles de Tazmamart comme ses compagnons de faits. Au sein de la petite famille chérie du Fqih, la brisure est d’autant plus terrible et tenace qu’elle est quasi silencieuse, en ces années de plomb si bien nommées. Seule Mina croit que son bel officier de fils, la prunelle de ses yeux, lui sera bientôt rendu. Elle harcèlera jusqu’au bout son époux, père indigne à ses yeux, sur le lieu de détention de son fils, persuadée qu’il sait. À tort, évidemment, aujourd’hui, on sait que très peu savaient. Ce qui reste problématique est le retour en cour du fou du roi, quelques mois seulement après, comme si de rien n’était, plus fidèle à son Sidi que jamais.

4- Fkih 1947 205

 

Le fond du roman autobiographique de Mahi Binebine, le fils écrivain de Mohamed, se situe là, au cœur de la blessure familiale fondatrice. L’écrivain s’en sort très bien. Au lieu de rédiger une complainte, un réquisitoire contre les Pères — le géniteur et le “père de la patrie” —, dans une logique politiquement correcte, à laquelle tout le monde aurait souscrit, mieux, qui aurait ravi le lecteur occidental, Mahi Binebine donne, dans son roman, la parole à son père, l’homme. Ce faisant, non seulement le fils pardonne — sans absoudre ? — au père, mais fait entrer le lecteur dans une autre logique, un autre espace-temps, reposant sur des valeurs aujourd’hui surannées, peut-être même inaudibles aux plus jeunes, mais qui furent bel et bien. Ne pas les entendre équivaut à s’empêcher de comprendre notre passé. Un passé si proche temporairement et si lointain culturellement. Le fou du roi se lit d’une traite. Le style est celui du conte oriental : à la fois limpide et un tantinet lancinant. On y fréquente une galerie de portraits pittoresques, brossés avec une belle sensibilité. On y apprend une foule de détails sur la vie à la cour sous Hassan II. Mais en partie seulement. Racontée à travers la lorgnette du fou en question. On n’y voit que ce qu’il a vu, la vie dans cette cour étant aussi complexe et compartimentée qu’était la personnalité — ô combien énigmatique — de son épicentre : le roi Hassan II.  

Le fou du roi. Mahi Binebine. Éditions Stock. Février 2017.

Bonnes feuilles

Le pouvoir d’un fils d’esclave

(…) Je préférais attendre dans le vestibule que Sidi eût fini de manger pour me précipiter sur les reliefs de ses copieux repas. À dire vrai, le roi touchait à peine à la nourriture que le caïd Moha lui portait sur une table à roulettes, surmontée de cloches rutilantes en argent massif, tenant chaud les plats que je humais au passage. Le matin, nous avions droit à une omelette baveuse à la viande de chameau séchée, à des galettes mille trous au miel d’eucalyptus, à une variété de soupes blanches et de tendres viennoiseries. Quant aux jus, l’innovation était régulière : gingembre, amandes, goyave, mangue et l’ensemble des fruits de saison. Il me poussait des ailes en pensant aux franches lippées qui m’attendaient au palais. L’œil à peine ouvert que je sautais du lit tel un jeunot, expédiais ablutions et prière et, fissa, me retrouvais d’attaque devant les appartements de Sidi, prêt pour une journée de rire et d’allégresse. Nous étions nombreux à investir de bonne heure la royale antichambre, mais chacun pour une raison spécifique. Tous n’étaient pas aussi affamés que moi. Ministres, généraux et autres grands commis de l’État s’y bousculaient, munis de dossiers pansus à faire signer de toute urgence par le boss. Mais pour cela, il leur fallait l’aval impératif du caïd Moha, le valet en charge des repas de Sidi. Filiforme, le visage anguleux, l’allure noble et les yeux d’une troublante mobilité, ce fils d’esclave disposait de plus de pouvoir que tout ce beau linge réuni. Étant au service du souverain depuis des lustres, il avait le privilège de sonder son humeur avant tout le monde. Une information capitale, monnayable à prix d’or, qu’il pouvait divulguer, ou bien taire, c’est selon. En quittant les appartements de Sidi sous les regards anxieux des gradés, soit le caïd Moha souriait en opinant du chef, signifiant qu’on pouvait aborder le roi sans risquer sa peau ou à tout le moins son emploi, soit il levait son index retroussé en queue de scorpion, auquel cas il était fort recommandé à ces messieurs de remballer au plus vite leur paperasse et de remettre au lendemain l’urgence de leur visite. Conscients de leur propre vulnérabilité et des redoutables atouts du valet, les gradés rivalisaient de gentillesses à son égard, le choyaient ostensiblement, affectant à qui mieux mieux des familiarités dont il n’était pas dupe. Tous étaient bien entendu prêts à accorder de larges faveurs, pourvu que le caïd Moha daignât lever le petit doigt si besoin !

Le sommeil de Sidi

Quand le roi se retirait le soir, j’attendais le signal de M. Brek, le chambellan, avant de me glisser discrètement dans sa chambre. Sidi n’aimait pas trop la lumière. Il vivait dans une constante pénombre, une semi-obscurité où l’on ne distingue presque rien. Bien que connaissant l’emplacement exact des fauteuils, des guéridons, des lampadaires, de la table basse et du reste du mobilier, je ne manquais pas de trébucher. Il m’arrivait aussi d’exagérer ma chute, m’étalant à plat ventre sur le tapis à haute laine pour amuser le roi, une mise en bouche avant de prendre place sur un pouf au pied de son lit. Je m’employais aussitôt à préparer le sommeil de mon maître. Dès qu’il posait son livre sur le guéridon, j’entrais en action par une plaisanterie avant d’entamer les histoires que Sidi attendait. Inédites de préférence, ce qui n’était pas simple.

Même en donnant libre cour à mon imagination, et puisant dans l’incommensurable réservoir de mes lectures, je peinais à me renouveler en permanence. Je m’efforçais donc à simuler l’original avec du bon et vieux réchauffé, rehaussé d’agréments et de délicieuses fioritures. J’opérais avec doigté, avec une finesse telle que je me prenais moi-même au jeu. Et j’y mettais les formes. Pas un mot, pas une expression, pas une intonation qui ne servit la dimension narrative du récit que je corsais par-ci, développais par-là, l’étayant de mille et une facéties. Je ne baissais la voix qu’aux premiers ronflements de Sidi. Un heureux murmure que je recevais avec bonheur, attestant que les rêves de mon maître prenaient en douceur le relais de mes contes.

Les effets d’une disgrâce

Un jour, un grand ministre dont, par charité, je tairai le nom allait être la proie de l’une des colères noires de Sidi. Une histoire qui avait fait sensation dans les couloirs du palais. Du sans-grade au général de brigade, de l’insignifiant cerbère au chambellan, du vulgaire esclave des Touarga au vieux briscard du sérail, tous se gargarisaient avec cette succulente mésaventure. Le ministre en question, et je peux en parler pour avoir été témoin en première loge de l’affaire, s’était attiré les foudres du roi un jour où celui-ci était d’humeur exécrable. Cet imbécile n’avait consulté personne avant de soumettre son dossier boiteux à Sa Majesté. S’il avait prêté attention à l’index retroussé du caïd Moha, pourtant bien visible à l’entrée du salon, une redoutable queue de scorpion prête à darder le premier venu, il aurait sans doute sauvé son volumineux postérieur. De même que se fourvoient certains vétérans, convaincus que leur habileté, leur hauteur d’esprit et leur expérience les mettent à l’abri des châtiments, notre homme se pensait intouchable, persuadé que le talent constituait la substance et le carburant indispensable à la bonne marche du royaume. Grave erreur en terre de pouvoir absolu ! L’intérêt général pèse si peu devant l’humeur contrariée du roi ; les effets d’une simple insomnie peuvent conduire à la paralysie du pays pendant des mois, et nul ne trouve rien à en redire. Un axiome connu de tous par ici : nul n’est irremplaçable dans la cour d’un souverain.

(…) Nous étions en train de déjeuner quand l’effronté entra dans la grande salle, avançant d’un pas ferme comme pour annoncer un tremblement de terre dans le nord du pays, un raz-de-marée dans les environs de la capitale ou une guerre imminente avec notre voisin de l’est. Un silence accompagna son allure grave tandis qu’il s’approchait de Sidi. Se penchant sur son épaule, il lui murmura quelque chose à l’oreille et déposa sur la tablette près du téléphone un dossier bleu. Son audace et l’assurance de son attitude témoignaient qu’une affaire d’État se jouait devant nos yeux, qu’il n’y avait pas une minute à perdre avant de prendre les décisions qui s’imposaient. Nous fixâmes Sidi, pensant qu’il allait sauter de son siège, convoquer ses ministres et gagner au plus vite son bureau afin de piloter les opérations. Au lieu de cela, il fit une pause de réflexion en fixant le plafond. Je connaissais bien cet air-là, ce visage sans expression où les pupilles de Sidi se figent dans un silence singulier, où le monde s’arrête de tourner, où les courtisans retiennent leur souffle ; je connaissais ce calme trompeur, cette drôle de quiétude qui précède les orages violents. Se tournant vers les gardes, le roi fit d’une voix qui aurait pu être douce si le fiel n’en avait suinté : “Éloignez cet animal de ma vue ! Je ne veux plus le voir !”

Il y avait des codes entre le roi et sa garde rapprochée. Selon le ton de sa voix et la sévérité de son regard, les officiers avaient deux options : soit s’emparer du malheureux en le tirant par la capuche de sa djellaba, le traînant courbé à travers couloirs et jardins jusqu’aux portes du palais, puis le projeter violemment sur l’asphalte pour une humiliation suprême ; soit l’escorter de façon plus ou moins civilisée mais non moins vexante vers la sortie, l’encadrant de près de leurs étonnantes carrures. Connaissant les coutumes du palais, le ministre devança la musique…

(…)Précédant les cerbères qui venaient à sa rencontre, un peu hésitants et confus car il s’agissait tout de même d’une grosse pointure dans l’appareil d’État, le ministre quitta la salle, se dirigea vers les écuries royales, suivi par une armada de gardes. Bien qu’ayant ordre de le congédier, ceux-ci eurent du mal à rudoyer l’un des plus proches collaborateurs de Sidi. Un remue-ménage inhabituel auquel le palefrenier en chef ne comprenait goutte. Croyant à une visite imprévue du roi, il s’empressa d’ouvrir grand le portail en sifflant pour rameuter d’urgence son personnel.

Le ministre entra, se dirigea vers un box inoccupé en raison du ménage qu’on s’apprêtait à y abattre, y pénétra et s’assit à même le sol en s’adossant à une meule de foin. Ahuris, les gardes le virent souiller sa blanche djellaba. Il s’écria soudain à l’endroit du vieux palefrenier : “Sidi a jugé que j’étais un animal, soit, ma place est donc parmi les animaux. Je vivrai, mangerai et dormirai avec les bêtes, je ne quitterai cet endroit, moi l’animal, que sur ordre de mon maître !”

Interdits, les hommes échangèrent des regards désespérés, ne sachant de quelle manière gérer cette situation inédite. Visiblement, le ministre n’avait plus toute sa tête. Plusieurs dignitaires se pointèrent en renfort, mais ils ne purent que constater la déficience mentale de l’animal. Ils essayèrent tout de même de raisonner leur ami qui ne voulut rien entendre. Pire, sa crise de folie devint incontrôlable. Il ramassa du crottin de cheval et s’en badigeonna le crâne, répétant à voix haute : “Les animaux vivent avec les animaux, sentent comme les animaux, et c’est bien normal ! Sidi a dit que j’étais un animal, ma place est donc parmi les animaux, Sidi ne se trompe jamais sur la nature des êtres, je peux en témoigner pour l’avoir dignement servi la moitié de ma vie…”

Les gardes firent une tentative molle de le déloger mais le grand mufti qui passait par hasard par là s’y opposa, suggérant de convoquer le Dr Mourra, ce qui fut fait sur le champ. Le toubib ne tarda pas à apparaître avec sa mallette noire, sa bedaine épanouie et sa bonhomie. Il s’employa avant tout à disperser le personnel curieux attroupé à l’entrée des écuries. Il réclama au palefrenier une bouteille d’eau fraîche et rejoignit le patient dans son box. Il le salua, s’accroupit à ses côtés et entama une conversation comme dans un salon ordinaire. Au bout d’un moment, il parvint par miracle à faire avaler au ministre un calmant ; une dose de cheval pour ainsi dire. Après quoi il quitta l’écurie le plus naturellement du monde.

Le procès

Que de circonvolutions dans mon récit pour éviter d’évoquer une blessure que je traîne depuis si longtemps ; celle de mon fils aîné qui eut la brillante idée de renverser en une seule matinée l’ouvrage d’une vie. Un tel damné ne pouvait finir que dans l’obscurité d’une geôle du sud, la plus éloignée possible de la communauté des hommes ; tout là-bas dans le désert, au fond d’un trou creusé au milieu de nulle part, un mouroir à la mesure de son égarement, hanté par des fantômes de son espèce. Cette tragédie me fit passer aux yeux de tous pour le fossoyeur de ma propre progéniture. J’étais devenu un monstre, un moins que rien, un vendu. On me fit tant de procès iniques, on me jugea et on me condamna d’avance.

Le pouvoir d’un fils d’esclave

(…) Je préférais attendre dans le vestibule que Sidi eût fini de manger pour me précipiter sur les reliefs de ses copieux repas. À dire vrai, le roi touchait à peine à la nourriture que le caïd Moha lui portait sur une table à roulettes, surmontée de cloches rutilantes en argent massif, tenant chaud les plats que je humais au passage. Le matin, nous avions droit à une omelette baveuse à la viande de chameau séchée, à des galettes mille trous au miel d’eucalyptus, à une variété de soupes blanches et de tendres viennoiseries. Quant aux jus, l’innovation était régulière : gingembre, amandes, goyave, mangue et l’ensemble des fruits de saison. Il me poussait des ailes en pensant aux franches lippées qui m’attendaient au palais. L’œil à peine ouvert que je sautais du lit tel un jeunot, expédiais ablutions et prière et, fissa, me retrouvais d’attaque devant les appartements de Sidi, prêt pour une journée de rire et d’allégresse. Nous étions nombreux à investir de bonne heure la royale antichambre, mais chacun pour une raison spécifique. Tous n’étaient pas aussi affamés que moi. Ministres, généraux et autres grands commis de l’État s’y bousculaient, munis de dossiers pansus à faire signer de toute urgence par le boss. Mais pour cela, il leur fallait l’aval impératif du caïd Moha, le valet en charge des repas de Sidi. Filiforme, le visage anguleux, l’allure noble et les yeux d’une troublante mobilité, ce fils d’esclave disposait de plus de pouvoir que tout ce beau linge réuni. Étant au service du souverain depuis des lustres, il avait le privilège de sonder son humeur avant tout le monde. Une information capitale, monnayable à prix d’or, qu’il pouvait divulguer, ou bien taire, c’est selon. En quittant les appartements de Sidi sous les regards anxieux des gradés, soit le caïd Moha souriait en opinant du chef, signifiant qu’on pouvait aborder le roi sans risquer sa peau ou à tout le moins son emploi, soit il levait son index retroussé en queue de scorpion, auquel cas il était fort recommandé à ces messieurs de remballer au plus vite leur paperasse et de remettre au lendemain l’urgence de leur visite. Conscients de leur propre vulnérabilité et des redoutables atouts du valet, les gradés rivalisaient de gentillesses à son égard, le choyaient ostensiblement, affectant à qui mieux mieux des familiarités dont il n’était pas dupe. Tous étaient bien entendu prêts à accorder de larges faveurs, pourvu que le caïd Moha daignât lever le petit doigt si besoin !

Le sommeil de Sidi

Quand le roi se retirait le soir, j’attendais le signal de M. Brek, le chambellan, avant de me glisser discrètement dans sa chambre. Sidi n’aimait pas trop la lumière. Il vivait dans une constante pénombre, une semi-obscurité où l’on ne distingue presque rien. Bien que connaissant l’emplacement exact des fauteuils, des guéridons, des lampadaires, de la table basse et du reste du mobilier, je ne manquais pas de trébucher. Il m’arrivait aussi d’exagérer ma chute, m’étalant à plat ventre sur le tapis à haute laine pour amuser le roi, une mise en bouche avant de prendre place sur un pouf au pied de son lit. Je m’employais aussitôt à préparer le sommeil de mon maître. Dès qu’il posait son livre sur le guéridon, j’entrais en action par une plaisanterie avant d’entamer les histoires que Sidi attendait. Inédites de préférence, ce qui n’était pas simple.

Même en donnant libre cour à mon imagination, et puisant dans l’incommensurable réservoir de mes lectures, je peinais à me renouveler en permanence. Je m’efforçais donc à simuler l’original avec du bon et vieux réchauffé, rehaussé d’agréments et de délicieuses fioritures. J’opérais avec doigté, avec une finesse telle que je me prenais moi-même au jeu. Et j’y mettais les formes. Pas un mot, pas une expression, pas une intonation qui ne servit la dimension narrative du récit que je corsais par-ci, développais par-là, l’étayant de mille et une facéties. Je ne baissais la voix qu’aux premiers ronflements de Sidi. Un heureux murmure que je recevais avec bonheur, attestant que les rêves de mon maître prenaient en douceur le relais de mes contes.

Les effets d’une disgrâce

Un jour, un grand ministre dont, par charité, je tairai le nom allait être la proie de l’une des colères noires de Sidi. Une histoire qui avait fait sensation dans les couloirs du palais. Du sans-grade au général de brigade, de l’insignifiant cerbère au chambellan, du vulgaire esclave des Touarga au vieux briscard du sérail, tous se gargarisaient avec cette succulente mésaventure. Le ministre en question, et je peux en parler pour avoir été témoin en première loge de l’affaire, s’était attiré les foudres du roi un jour où celui-ci était d’humeur exécrable. Cet imbécile n’avait consulté personne avant de soumettre son dossier boiteux à Sa Majesté. S’il avait prêté attention à l’index retroussé du caïd Moha, pourtant bien visible à l’entrée du salon, une redoutable queue de scorpion prête à darder le premier venu, il aurait sans doute sauvé son volumineux postérieur. De même que se fourvoient certains vétérans, convaincus que leur habileté, leur hauteur d’esprit et leur expérience les mettent à l’abri des châtiments, notre homme se pensait intouchable, persuadé que le talent constituait la substance et le carburant indispensable à la bonne marche du royaume. Grave erreur en terre de pouvoir absolu ! L’intérêt général pèse si peu devant l’humeur contrariée du roi ; les effets d’une simple insomnie peuvent conduire à la paralysie du pays pendant des mois, et nul ne trouve rien à en redire. Un axiome connu de tous par ici : nul n’est irremplaçable dans la cour d’un souverain.

(…) Nous étions en train de déjeuner quand l’effronté entra dans la grande salle, avançant d’un pas ferme comme pour annoncer un tremblement de terre dans le nord du pays, un raz-de-marée dans les environs de la capitale ou une guerre imminente avec notre voisin de l’est. Un silence accompagna son allure grave tandis qu’il s’approchait de Sidi. Se penchant sur son épaule, il lui murmura quelque chose à l’oreille et déposa sur la tablette près du téléphone un dossier bleu. Son audace et l’assurance de son attitude témoignaient qu’une affaire d’État se jouait devant nos yeux, qu’il n’y avait pas une minute à perdre avant de prendre les décisions qui s’imposaient. Nous fixâmes Sidi, pensant qu’il allait sauter de son siège, convoquer ses ministres et gagner au plus vite son bureau afin de piloter les opérations. Au lieu de cela, il fit une pause de réflexion en fixant le plafond. Je connaissais bien cet air-là, ce visage sans expression où les pupilles de Sidi se figent dans un silence singulier, où le monde s’arrête de tourner, où les courtisans retiennent leur souffle ; je connaissais ce calme trompeur, cette drôle de quiétude qui précède les orages violents. Se tournant vers les gardes, le roi fit d’une voix qui aurait pu être douce si le fiel n’en avait suinté : “Éloignez cet animal de ma vue ! Je ne veux plus le voir !”

Il y avait des codes entre le roi et sa garde rapprochée. Selon le ton de sa voix et la sévérité de son regard, les officiers avaient deux options : soit s’emparer du malheureux en le tirant par la capuche de sa djellaba, le traînant courbé à travers couloirs et jardins jusqu’aux portes du palais, puis le projeter violemment sur l’asphalte pour une humiliation suprême ; soit l’escorter de façon plus ou moins civilisée mais non moins vexante vers la sortie, l’encadrant de près de leurs étonnantes carrures. Connaissant les coutumes du palais, le ministre devança la musique…

(…)Précédant les cerbères qui venaient à sa rencontre, un peu hésitants et confus car il s’agissait tout de même d’une grosse pointure dans l’appareil d’État, le ministre quitta la salle, se dirigea vers les écuries royales, suivi par une armada de gardes. Bien qu’ayant ordre de le congédier, ceux-ci eurent du mal à rudoyer l’un des plus proches collaborateurs de Sidi. Un remue-ménage inhabituel auquel le palefrenier en chef ne comprenait goutte. Croyant à une visite imprévue du roi, il s’empressa d’ouvrir grand le portail en sifflant pour rameuter d’urgence son personnel.

Le ministre entra, se dirigea vers un box inoccupé en raison du ménage qu’on s’apprêtait à y abattre, y pénétra et s’assit à même le sol en s’adossant à une meule de foin. Ahuris, les gardes le virent souiller sa blanche djellaba. Il s’écria soudain à l’endroit du vieux palefrenier : “Sidi a jugé que j’étais un animal, soit, ma place est donc parmi les animaux. Je vivrai, mangerai et dormirai avec les bêtes, je ne quitterai cet endroit, moi l’animal, que sur ordre de mon maître !”

Interdits, les hommes échangèrent des regards désespérés, ne sachant de quelle manière gérer cette situation inédite. Visiblement, le ministre n’avait plus toute sa tête. Plusieurs dignitaires se pointèrent en renfort, mais ils ne purent que constater la déficience mentale de l’animal. Ils essayèrent tout de même de raisonner leur ami qui ne voulut rien entendre. Pire, sa crise de folie devint incontrôlable. Il ramassa du crottin de cheval et s’en badigeonna le crâne, répétant à voix haute : “Les animaux vivent avec les animaux, sentent comme les animaux, et c’est bien normal ! Sidi a dit que j’étais un animal, ma place est donc parmi les animaux, Sidi ne se trompe jamais sur la nature des êtres, je peux en témoigner pour l’avoir dignement servi la moitié de ma vie…”

Les gardes firent une tentative molle de le déloger mais le grand mufti qui passait par hasard par là s’y opposa, suggérant de convoquer le Dr Mourra, ce qui fut fait sur le champ. Le toubib ne tarda pas à apparaître avec sa mallette noire, sa bedaine épanouie et sa bonhomie. Il s’employa avant tout à disperser le personnel curieux attroupé à l’entrée des écuries. Il réclama au palefrenier une bouteille d’eau fraîche et rejoignit le patient dans son box. Il le salua, s’accroupit à ses côtés et entama une conversation comme dans un salon ordinaire. Au bout d’un moment, il parvint par miracle à faire avaler au ministre un calmant ; une dose de cheval pour ainsi dire. Après quoi il quitta l’écurie le plus naturellement du monde.

Le procès

Que de circonvolutions dans mon récit pour éviter d’évoquer une blessure que je traîne depuis si longtemps ; celle de mon fils aîné qui eut la brillante idée de renverser en une seule matinée l’ouvrage d’une vie. Un tel damné ne pouvait finir que dans l’obscurité d’une geôle du sud, la plus éloignée possible de la communauté des hommes ; tout là-bas dans le désert, au fond d’un trou creusé au milieu de nulle part, un mouroir à la mesure de son égarement, hanté par des fantômes de son espèce. Cette tragédie me fit passer aux yeux de tous pour le fossoyeur de ma propre progéniture. J’étais devenu un monstre, un moins que rien, un vendu. On me fit tant de procès iniques, on me jugea et on me condamna d’avance.[/encadre]
 

 

Par Jamal Boushaba

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