Fausse carte d’identité, falsification d’un acte de vente ou d’une procuration, fausse reconnaissance de dette, faux héritiers… Autant de manoeuvres utilisées par des malfrats pour récupérer illégalement les biens immobiliers de nombreuses victimes présumées au Maroc. Messaoud Leghlimi, avocat basé à Casablanca, s’occupe d’une vingtaine de dossiers depuis dix ans.
Il n’hésite pas à dénoncer une véritable « mafia« , une « bande de malfaiteurs« . « Dans la plupart des dossiers, ce sont les mêmes noms de notaires, les mêmes avocats, les mêmes fonctionnaires au sein de la police judiciaire qui reviennent« , décrit l’avocat qui est aussi impliqué dans l’Association pour le droit et la justice au Maroc (ADJM). Cette dernière recense les cas de spoliation de biens immobiliers. « Nous demandons aussi que soit créée une Cour spéciale dédiée pour regrouper toutes les affaires et faire ressortir les connivences par les noms qui reviennent à chaque fois« , nous explique Moussa El Khal, juriste et porte-parole de l’ADJM.
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La plupart du temps, Messaoud Leghlimi explique que les victimes sont des personnes qui n’habitent pas au Maroc (des ressortissants étrangers, des MRE), des personnes fragiles et très âgées. Mais de nombreuses personnes vivant au Maroc sont aussi touchées, surtout lorsqu’elles possèdent des terrains sur lesquels elles ne se rendent pas régulièrement. Les terrains visés se trouvent principalement dans les zones constructibles qui sont en train de gagner en valeur à Casablanca, Rabat, Marrakech et Tanger.
« Le repérage des terrains est souvent facilité par la conservation foncière ou des consulats étrangers qui indiquent aux malfrats quels biens n’ont pas fait l’objet de transaction depuis longtemps« , attaque l’avocat marocain. L’ADJM accuse une législation favorable à cette « mafia« . L’association prend pour exemple l’article 2 de la loi 39-08 de 2011 selon lequel les transactions réalisées à partir d’un document falsifié sont valides si les propriétaires n’ont pas réagi dans les quatre années suivant l’opération.
Face aux propositions de mesures préventives du ministère de la Justice, Messaoud Leghlimi reste prudent. « Cela va aider à freiner l’hémorragie, mais cela ne va pas la stopper« , regrette-t-il. Si trois de ses clients ont gagné leurs procès, certains sont encore en pleine bataille judiciaire.
Récits de victimes présumées qui décryptent quelques-unes des techniques de spoliation utilisées.
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Abdelhaye El Okachi, une villa construite dans son dos
« Je n’oublierai jamais, c’était le samedi 4 avril 2009, vers cinq heures de l’après-midi« , commence Abdelhaye El Okachi. « Quand j’arrive à côté de mon terrain, je trouve une entreprise de gros œuvre qui construit une villa. Je n’en croyais pas mes yeux« , raconte le pharmacien de 63 ans qui a acheté en 1994 ce lot de terrain de 615 m2 dans le quartier de l’Oasis à Casablanca, ainsi qu’un autre de 312 m2. Des terrains sur la route de l’aéroport Mohammed V, qui enregistrent une forte plus-value.
Deux jours après sa découverte, dès le lundi matin, il se précipite à la conservation foncière et constate que ses deux terrains ont été vendus à deux couples différents. Chacun d’eux a été cédé pour une somme de 1,1 million de dirhams en juillet et août 2007. Abdelhaye El Okachi prend conscience que quelqu’un a usurpé son identité pour vendre ses biens fonciers grâce à une falsification de sa carte d’identité. « Regardez, la profession n’est pas la même, il est écrit ‘gérant de société’ alors que je suis pharmacien. La date de naissance, la photo et l’adresse ne sont pas les bonnes« , insiste-t-il en nous montrant les documents ci-dessous.
Le pharmacien porte plainte le 14 avril 2009. « Je sollicite la justice en laquelle je crois« , espère-t-il, avant d’être déçu. L’instruction traîne au pénal et au civil. Le 9 juillet 2014, la Cour de cassation rejette la plainte d’Abdelaye El Okachi. « Lors de la confrontation, les acheteurs disent qu’ils ont acheté les biens sur Internet et qu’ils sont de bonne foi« , rapporte El Okachi qui s’étonne tout de même qu’aucun chèque ou trace de sommes d’argent n’aient été communiqués.
Désormais, cela fait huit ans que la famille X vit dans la maison aux grands murs blancs, construite sur le terrain qu’il avait acheté en 1994. Lorsque Telquel.ma a sonné à la porte de la demeure, l’épouse inscrite sur l’acte de vente n’a pas voulu répondre à nos questions concernant l’identité du vendeur inconnu qui aurait cédé les biens d’El Okachi à sa place.
« La lettre royale m’a redonné de l’espoir« , essaie de positiver Abdelaye El Okachi qui a rejoint l’ADJM. « Avant je bataillais tout seul. L’association m’a aidé à retrouver le moral« , se réjouit-il. Pourtant, tous ses comptes sont bloqués depuis le 24 novembre 2016, après qu’il a refusé de payer 1,45 million de dirhams de recouvrement fiscal demandé par les impôts. Cette somme lui est demandée, car ses terrains ont été vendus à un prix inférieur à celui du marché.
Othmane B.A, spoliation en famille
Les spoliations ont aussi souvent lieu en famille, comme nous raconte Othmane B.A qui passe le plus clair de son temps à gérer cette affaire. Le père d’Othmane, Abdelhak B.A, avocat, meurt le 12 mars 1999. La gestion de l’héritage sera compliquée. L’éparpillement des biens du défunt ne permet de réaliser aucun inventaire de son patrimoine, de ses sociétés civiles immobilières (SCI), de son cabinet, et même de ses comptes en banque. Othmane, fils héritier, en détient 52%, les 48% restants revenant à sa mère et sa sœur. Alors que sa mère dispose d’une procuration pour gérer les biens (et non les vendre), il l’accuse de ne pas lui reverser les loyers reçus des SCI. Ses soupçons s’éveillent lorsqu’il découvre que sa mère a fait traduire sa procuration en espagnol, alors qu’il n’était pas au courant. Administrateur unique de l’héritage, Othmane B.A révoque la procuration en janvier 2004.
Ses soupçons deviennent des convictions. « En mars 2015, je trouve deux annonces de liquidation d’une de mes SCI (société civile immobilière) dans la page des annonces légales du Matin du Sahara« , se souvient Othmane. « Je trouve alors un procès-verbal du 7 décembre 2015 selon lequel j’aurais présidé l’assemblée générale alors que j’étais en France à cette date. Ce PV fait aussi mention d’une nouvelle procuration datée du 24 février 2015 que je n’ai jamais signée« , assure l’héritier qui a porté plainte pour faux et usage de faux une fois que les PV ont été retirés des annonces légales. Il demande alors qu’un « inventaire de l’héritage de [son] père soit réalisé afin de savoir ce qui a été vendu, quand, pour combien et avec quel pouvoir« , explique-t-il. De cette manière, il pourra vérifier si sa mère a réellement tenté de dissoudre cette SCI, et si elle a réalisé d’autres transactions à son insu et sans en avoir le droit.
Aziz Alaoui, une reconnaissance de dette pour bloquer la vente
Dans un autre style, Aziz Belhassan Alaoui s’est lui aussi retrouvé devant le fait accompli lorsqu’il a voulu vendre un immeuble appartenant à Proclub, société dont il est le gestionnaire. Cette société était propriétaire d’un terrain en front de mer à Tanger, sur lequel a été construit l’immeuble Tower Off Shore, ainsi qu’un terrain où devaient être construits les immeubles Marina Palace et Marina Royale.
Alors qu’Aziz Alaoui n’est pas encore gestionnaire de Proclub, les investisseurs, notamment espagnols, de la société rencontrent des difficultés et ne peuvent achever la construction des immeubles confiée à la société de BTP de Monsieur E. Après l’arrêt des travaux en cours, ce dernier reconnait avoir reçu la somme de 17,5 millions de dirhams pour « règlement intégral des travaux réalisés jusqu’au 30/04/2008« , note un document que nous avons consulté.
Quatre ans plus tard, Aziz Alaoui, directeur financier spécialiste en immobilier, reprend la société Proclub. Sa mission: gérer la dette. « Mon job est de résoudre les problèmes de la société pour que les gens – étrangers, MRE et Marocains résidents – qui ont versé de l’argent depuis 2008 puissent enfin accéder à leur appartement« , résume-t-il. Les appartements sont réservés, mais les ventes finales ne sont pas encore conclues, car l’immeuble Tower Off Shore ne dispose pas encore du permis d’habitation. Aziz Alaoui négocie avec la Banque populaire afin d’obtenir les fonds nécessaires pour régler les derniers détails qui permettront de conclure les ventes finales. Le but est de rembourser la dette de 300 millions de dirhams, en partie recouverte grâce à la vente aux enchères des terrains de Marina Palace et Marina Royale en 2013 pour 95 millions de dirhams. En 2016, alors qu’un accord global est sur le point d’être trouvé avec la banque, et qu’il s’apprête à opérer une vente finale, Aziz Alaoui se rend compte que les biens immobiliers de la société ont fait l’objet d’une saisie conservatoire.
Un an auparavant, en juin 2015, Monsieur E. a produit devant un tribunal de première instance ce qu’il présente comme une reconnaissance de dette de la société Proclub à son profit pour 51,8 millions de dirhams, datée de 2009. « C’est un véritable torchon. Un faux grossier. Pourquoi une reconnaissance de dette serait-elle établie au profit de la personne physique et non pas de la société? Pourquoi attendre huit ans pour la faire valoir?« , s’insurge Aziz Alaoui. Outre le fait que le document est bourré de fautes d’orthographe, la « reconnaissance de dette » n’est pas légalisée. Aziz Alaoui note aussi que le prétendu signataire du document, Juan Porcel Aviles, n’avait pas les pouvoirs de signature pour la société Proclub. Alaoui a depuis obtenu, en janvier 2016, un document écrit et légalisé de Juan Porcel Aviles dans lequel celui-ci déclare qu’il n’a « jamais été fondé d’un pouvoir quelconque » et qu’il n’a « jamais signé un document quelconque au
profit de Monsieur E« .
Mais Aziz Alaoui n’a pas eu l’occasion de produire ce document devant le tribunal d’instance, tout simplement, car il n’était pas au courant de la procédure en cours et n’a donc assisté à aucune des audiences. « Il y a eu des convocations, mais nous ne les avons jamais reçues. Le jugement lui-même a été délivré à une adresse autre que celle du siège social« , plaide Aziz Alaoui. Alors que Proclub n’est toujours pas au courant, le tribunal émet un ordre de payer en janvier 2016. Le délai pour faire appel s’épuise. Aussi, le tribunal ordonne une prénotation sur les titres en mars 2016 qui bloque ainsi la vente. « À aucun moment, la Justice ne s’est demandée si ce document produit par Monsieur E, en dépit de son caractère douteux, était authentique. À aucun moment, elle ne s’est demandée pourquoi la société n’assistait pas aux audiences. On parle tout de même de 51 millions de dirhams, » déplore Aziz Alaoui.
Monsieur E a depuis présenté deux autres reconnaissances de dettes, sur le même modèle, qui s’élèvent à 45 et 77,8 millions de dirhams. Mais cette fois, Proclub en a pris conscience et a saisi le procureur du roi pour faire la lumière sur cette affaire. En l’état actuel des choses, les biens de Proclub ne peuvent être vendus sans que la « dette » de Monsieur E ne soit réglée.
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