Il est 20h30, ta mère t’appelle et ne te demande même pas si tu as quelque chose de prévu. Elle t’intime l’ordre de la rejoindre pour dîner. Tu n’as pas trop le choix. Tu demandes le nom du resto, tu y seras dans une demi-heure. Tu sais bien que ce n’est pas que ta mère que tu rejoins. Ta mère n’est jamais seule. Ta mère se déplace en meute. Finalement, malgré ses bijoux et sa maîtrise du faux sourire en société, elle a su garder son côté animal. Bref, tu arrives et retrouves cette tablée exclusivement féminine. Il y a ta tante, ses deux meilleures amies, et la copine de passage. Ta mère a toujours une copine de passage. En ce moment c’est sa prof de sport. À défaut de maîtriser le Pilates, ta mère lui raconte tous ses secrets et écoute religieusement ses conseils. Elle doit s’imaginer qu’en l’initiant aux joies du Pilates, elle pourra remettre du sens dans sa vie d’épouse délaissée.
Et donc tu es à ce dîner, tu te demandes un peu ce que tu fais là. Mais comme tu ne trouveras pas de réponse, alors tu fais ce que tu sais faire de mieux : tu te ressers un verre. Tu cherches à te noyer ou au moins à noyer les paroles de ta mère et de ses copines. De toute façon, toi tu n’apprécies jamais le moment pour ce qu’il est. Tu cherches constamment à te propulser hors de l’instant. Mais pourquoi ta mère a-t-elle absolument tenu à ce que tu la rejoignes ? Tu n’en as pas la moindre idée. Les discussions s’enchaînent entre banalités, tberguig, commentaires vaguement politiques et décision de manger bio. Tu écoutes d’une oreille. Tu te dis que le déterminisme social finira par gagner et que toi aussi tu deviendras une de ces femmes qui maquillent leur solitude avec des bijoux hors de prix. Ça t’angoisse un petit peu, mais tu ne vois pas trop comment y échapper. Tu sens l’œil de ta tante qui frise, tu sens bien qu’elle a quelque chose à avouer. Après quelques regards complices échangés avec ta mère, elle te lance nonchalamment un “ma chérie on a un peu discuté cette après-midi…” Les autres femmes se taisent, elles confirment ce qu’elle vient de dire. Oh la la, tu sens que tu dois t’attendre au pire. De quoi ont-elles bien pu discuter ? Tu les imagines bien les cinq en train de mijoter leur plan qu’elles ont dû croire génial. À les regarder, tu pourrais croire qu’elles ont eu l’idée du siècle. Tu fais signe au serveur, tu as besoin d’un autre verre. Tu sens que ta soirée est en train de basculer. Ta mère enchaîne : “Tu sais ma chérie, on s’est dit que ça serait bien si tu rencontrais le fils de Nawal, il vient de rentrer, il est brillant, il a fait une belle carrière à Londres…”
Ça y est, le mot est lâché ! C’était donc ça le traquenard ! Elles veulent te présenter un potentiel futur mari ! Tu te sentais déjà coincée dans un modèle social, mais là, tu as l’impression que ta famille veut être totalement sûre que tu ne puisses pas y échapper. Et le pire, c’est que toutes ces manigances sont faites avec tellement de bienveillance qu’il est difficile de leur dire à quel point ça te met hors de toi. Tu connais leurs vies, elles sont malheureuses dans de grandes maisons aux côtés d’un “mari choisi sur sa situation” — comme aurait chanté Aznavour — et elles veulent t’infliger le même parcours. Elles s’imaginent vraiment que ça va marcher ? Que tu vas leur demander d’organiser un déjeuner pour rencontrer ce beau parti ? Quelle idée saugrenue quand tu y réfléchis ! Et en même temps tu te demandes ce que tu vas faire de ta vie. Vas-tu abandonner tes rêves et faire taire ton petit cœur pour une vie bien rangée ? Tu n’as ni le courage ni l’envie de répondre à ces questions. Tu envoies un message à Zee. Il faut à tout prix que tu la retrouves quelque part. Tu n’as pas particulièrement envie de sortir, mais tu as bien trop peur de rentrer, alors tu vas continuer à chercher à te noyer. C’est encore ce que tu fais de mieux.