Le 29 octobre 1965. La date est dans toutes les mémoires. Le jour où Mehdi Ben Barka disparait à Paris. Midi, Brasserie Lipp à Saint-Germain, le leader de la gauche marocaine descend d’un taxi. Il a rendez-vous avec l’équipe qui devait réaliser un documentaire sur les combats du Tiers-Monde. Il est abordé par deux officiers de police français qui l’invitent à les accompagner. Il s’exécute en toute confiance. Sans doute parce qu’il croyait qu’ils allaient le conduire à une rencontre discrète, programmée ou impromptue. La veille, Mehdi était au Caire, où il avait passé la soirée chez Lakhdar Brahimi, l’ambassadeur d’Algérie. Comme il prenait l’avion à la première heure, les deux amis ont préféré économiser leur sommeil et continuer à refaire le monde. Littéralement. Mehdi était en pleine préparation d’une entreprise titanesque, la Conférence Tricontinentale qui réunissait les représentants des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. Elle se tenait dans trois mois à La Havane, avec pour ambition de “dépasser” le conflit sino-soviétique et de défier au passage les différents impérialismes.
Mehdi avait également beaucoup parlé du Maroc et surtout d’un homme qui, cette nuit-là, semblait l’obséder: le général Mohamed Oufkir, ministre de l’Intérieur de Hassan II. Il raconta dans quelles circonstances il l’avait connu. C’était sous le Protectorat, dans les années 1950, lorsqu’il était assigné à résidence dans le sud marocain. Le prisonnier aimait discuter avec l’officier français chargé de le surveiller. Au fil du temps, des relations courtoises, voire amicales, s’étaient établies entre les deux hommes. Un jour, l’officier dit au militant nationaliste: “Tu es un Marocain intelligent qui n’aime pas la France. Je vais te présenter un autre Marocain intelligent qui, lui, aime la France!” Et c’est ainsi que Mehdi Ben Barka a découvert le capitaine Mohamed Oufkir sous les auspices de son geôlier français. Des suites de cette rencontre saugrenue, contre nature, on ne sait pas grand-chose. Mais il faut croire qu’elle ne fut pas sans lendemain. Un fait peu banal permet de le supposer. C’est Ben Barka qui a convaincu Mohammed V de désigner en mai 1960 le capitaine Oufkir pour succéder à Mohamed Laghzaoui à la tête de la Sûreté nationale.
Revenons à la nuit du Caire. Sur le chemin de l’aéroport, l’ambassadeur découvre avec surprise que la destination de Mehdi était Paris et qu’il faisait seulement escale à Genève. “Tu m’as bien dit que Paris était infestée par les services marocains qui y font ce qu’ils veulent. Alors pourquoi tu y vas?” —“Je dois rencontrer l’équipe du film que je prépare pour la Tricontinentale.” — “Tu n’as qu’à la voir à Genève.” — “Je dois également voir le général.” Mehdi Ben Barka n’a rien dit de plus. On a tous pensé, à commencer par l’ambassadeur algérien, que le général en question était bien évidemment le chef de l’État français. Seulement voilà, vérification faite, pas l’ombre d’une ombre d’une rencontre de Gaulle-Ben Barka. Alors? Et s’il s’agissait d’un autre général?
Hamid Barrada