Sahara: pourquoi le juge espagnol parle-t-il de «génocide»?

Un juge espagnol demande que onze fonctionnaires marocains soient poursuivis pour «génocide». Sur quels éléments se base-t-il ?

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Le juge de l'Audience nationale Pablo Ruz.
Le juge de l'Audience nationale Pablo Ruz. Crédit: AFP

Le 9 avril, Pablo Ruz, juge de la plus grande instance judiciaire espagnole, l’Audience nationale, a publié un arrêt sur les accusations portées par une association sahraouie à l’encontre de fonctionnaires marocains. Suite à son enquête, il estime qu’il y a effectivement matière à juger onze fonctionnaires, policiers et militaires. Ces derniers seraient poursuivis pour «génocide». Un crime contre l’humanité, donc.  Mais que contient alors son enquête ? Telquel.ma a pu lire le document.

Le dossier se base sur des témoignages, des photos, et la fosse commune d’Amgala découverte en 2013.  Il énumère des dizaines de crimes, et pour certains d’entre eux, l’identité des personnes accusées de les avoir commis, entre 1975 et 1991. Au total, le dossier comporte 50 chefs d’accusation d’assassinat, 76 de tentative de meurtre, 202 de détention illégale et 23 de torture (commis dans des centres de détention officiels). Les descriptions sont poignantes : décharges électriques sur les parties génitales, sévices sexuels…

Génocide, vraiment ?

Le juge considère que cette série d’actes peut être qualifiée de génocide, en se référant à la définition de la Convention de l’ONU de 1948. D’après ce texte, les coupables de génocide sont « ceux qui, dans le but de détruire, totalement ou partiellement un groupe national ethnique, social ou religieux, perpétuent l’un des actes suivants […] ». Et la liste des actes est longue : castration, mutilation, déplacements forcés, assassinats…, dont certains se retrouvent dans l’enquête.

Et le juge espagnol estime qu’ « il s’est produit d’une manière généralisée une attaque systématique contre la population civile sahraouie de la part des forces militaires et policières marocaines ». Mais les victimes de ces actes constituent-elles un groupe ethnique ? D’après l’enquête, oui, puisqu’elles « présentent une série de caractéristiques qui les distinguent des autres territoires limitrophes », le document faisant référence à une étude ethnographique espagnole de 1952.

De même, pour le juge Pablo Ruz, ces crimes ont été commis « en raison de » (« debido a ») l’origine ethnique des victimes avec la volonté de « détruire totalement ou partiellement ce groupe de population » et « de s’emparer du territoire du Sahara occidental ».

 

Un ancien directeur de la DGSN parmi les accusés

D’après l’enquête, les crimes auraient été orchestrés par de hauts dirigeants. Certains d’entre eux auraient commis eux-mêmes des actes de torture sur les prisonniers sahraouis. Les onze accusés sont Hafid Benhachem, Abdelhak Lemdaour, Driss Sbaï, Saïd Ouassou (décédé), Hassan Ouchen, Brahim Bensami , Hariz Larbi, un certain Lamarti, Moulay Ahmed El Bourkadi, Bel Laarabi et Abdelghani Loudghiri.

Le juge demande la recherche, la détention et la mise en prison, autrement dit la publication d’un mandat d’arrêt international, pour les sept premiers et a émis une commission rogatoire à l’encontre des quatre autres, afin que leur inculpation leur soit notifiée et que les autorités fournissent plus d’informations les concernant, car elles n’étaient pas visées jusque-là. Il cite également d’autres personnes, en expliquant qu’il n’a pour le moment pas de preuve pour les accuser.

Parmi les inculpés figure donc Hafid Benhachem, gouverneur de la province de Smara entre 1976 et 1978 (au moment de certains des faits), il a ensuite été chef de la DGSN entre 1997 et 2003 puis directeur général de l’administration pénitentiaire jusqu’en 2014. Brahim Bensami  et Hariz Larbi étaient tous deux inspecteurs de la police judiciaire. Quant au militaire Abdelhaq Lemdaour et au colonel de la gendarmerie royale Driss Sbaï, ils sont accusés d’avoir torturé une jeune sahraouie, Hadram Abderrahman durant un mois et demi. D’après le document, elle a été « victime d’agressions sexuelles ». Elle était aussi « attachée par les pieds et tête en bas pendant qu’elle était frappée à coups de bâton » ou « couchée nue sur une table et frappée jusqu’à ce que la peau se détache ».

La compétence universelle de l’Espagne en débat

Cette enquête a été initiée en 2007 par Baltasar Garzon, connu pour avoir poursuivi le dictateur chilien Augusto Pinochet, selon le principe de compétence universelle, alors en vigueur, qui permettait aux tribunaux espagnols d’enquêter sur des faits commis à l’étranger. Et si en février 2014  la Chambre basse du parlement espagnol a voté une loi restreignant ce principe de justice universelle, quelques semaines plus tard le juge Pablo Ruz avait annoncé qu’il poursuivrait quand même l’instruction de tous les dossiers sur de prétendus génocides commis au Sahara, contre des Sahraouis dans les camps de Tindouf ou contre les responsables de crimes commis sur la base militaire de Guantanamo..

Pablo Ruz, qui vient d’être remplacé par un autre juge ce 10 avril, est aussi célèbre pour avoir suivi des affaires complexes et polémiques, comme des accusations de corruption au sein du Partido popular (PP). Et son arrêt concernant les 11 Marocains suit la demande du parquet qui s’était déclaré favorable à ces poursuites il y a plusieurs mois, selon une source judiciaire citée par l’AFP. Il peut néanmoins faire l’objet d’un recours.

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