De Paris à Kaboul, d’Alep à Londres, des fashion-weeks aux villages perdus de l’Atlas, Youssef Boudlal est un homme dont la vie repose sur deux béquilles : la mode et l’horreur. Le glamour pour payer les factures et la condition humaine pour le supplément d’âme. Pour rencontrer cet homme pressé, il faut être patient. De retour à New York où il s’est vu décerner le prix Reuters de la photo de l’année, il fixe finalement notre rendez-vous dans un café de Casablanca.
En jean et veste militaire, chaussé de tongs, la chevelure cachée sous un chapeau et un corps de sportif, le photographe conserve un look d’éternel adolescent. Ses premiers mots dévoilent son accent oujdi. « Je suis né dans une grande maison à Oujda, où vivent cinq familles dont la mienne », confie-t-il. « Chaque fois que je rentre d’une zone de conflit, j’ai absolument besoin d’y faire un stop. C’est fondamental pour ne pas sombrer psychologiquement », reconnaît-il, serein.
Le cliché de la gloire
L’histoire de la meilleure photographie date de 2014. Il est appelé par l’agence Reuters pour couvrir la fuite de la communauté yézidie, à la frontière irako-syrienne. Des milliers de familles marchent en direction de l’Irak par 45 degrés de température. Il est là lui aussi :
Je prenais en photo un groupe de femmes qui pleuraient. Je me retourne un instant, quand mon regard tombe sur une petite fille aux yeux bleus. Machinalement, malgré la lumière pourrie de midi, je prends un cliché et je me retourne pour continuer à prendre d’autres plans. Quelques heures après, la petite devient le visage de l’exode des Yézidis de Syrie.
Le portrait fait le tour du monde, permettant à Youssef de décrocher le prix de la meilleure photo de l’année 2014, décerné par Reuters. Il ne connaît ni le nom de l’enfant, ni l’endroit où elle se trouve aujourd’hui. Depuis, il est contacté par plusieurs personnes qui souhaitent adopter la petite fille. « Elle a une famille et je ne pense pas qu’elle ait besoin des autres », explique-t-il, exaspéré.
Homme à tout faire
« Je voulais être architecte. C’était presque une obsession pour moi », se souvient Youssef Boudlal. Né en 1966, il prend en main son premier appareil photo, un Canon AE1, à l’âge de 16 ans, puis s’amuse à mettre en scène des décors et des installations et demande à ses potes de le photographier. Narcissisme précoce ? « Ce n’est pas dans ma nature », se défend-il. Après un baccalauréat en 1987, il s’offre une année sabbatique avant de débarquer à Paris en 1989 pour s’inscrire dans une école d’architecture.
C’est la déception. Les grandes écoles sont hors de prix. Commence alors une période de cinq ans de débrouille où il enchaîne, pêle-mêle, les boulots de chef cuisinier, négociant en tissus et même employé de nuit au centre de tri postal de la gare d’Austerlitz. « Un métier machinal qui m’a rendu dingue, même si j’ai découvert tous les départements de France. Je travaillais la nuit et je dormais le jour », se souvient-il de cette époque difficile.
Malgré tout, le photographe en herbe continue à prendre des clichés de Paris et décide en 1994 de s’inscrire dans une école : « J’ai pris des cours accélérés en tirage de photos noir et blanc. C’était encore la grande époque de l’argentique ». Puis la chance frappe à sa porte. Une amie l’informe qu’un poste de tireur de photos à mi-temps est à pourvoir à l’agence Gamma, qui fournit des grands supports français dont Paris Match et Le Monde. Il n’hésite pas une seconde.
La 25e image
Pendant quatre ans, Youssef réceptionne les pellicules des grands reporters qu’il est le premier à développer et tirer. « C’est comme si j’étais dans une grande académie de l’image. Ce sentiment de donner une vie au regard du photographe est passionnant, mais c’est également une grande responsabilité », se rappelle Youssef. L’épisode lui offre une belle expérience et lui permet de concrétiser son besoin de terrain. Il démissionne de l’agence Gamma, tout en négociant au passage un poste de freelance pour le compte du quotidien Le Monde. Première destination : Gaza. Emerveillé, il découvre Jérusalem. Depuis, la Palestine est devenue son second pays et il lui consacrera de nombreux reportages. Il couvrira le siège de la Moukataâ où Yasser Arafat est resté retranché pendant trois ans, assistera au bombardement de Jénine et Gaza et sera témoin de scènes terribles de cadavres décomposés jonchant les rues.
De retour de Gaza, il cherche un travail rémunérateur afin de financer ses reportages et rester indépendant. Un photographe de mode de renom est à la recherche d’un assistant. C’est un bon compromis pour lui : gagner sa vie tout en restant dans le milieu de la photo. « Le travail est très physique puisqu’il s’agit de mettre en place tout un dispositif technique et réserver les meilleures places au photographe en chef. Quand ce dernier commençait à prendre les photos du podium, j’étais déjà sur mon scooter pour aller me placer sur un autre défilé », se souvient-il.
Sueurs froides
Après l’attaque du 11 septembre 2001, sa double carrière prend un nouveau tournant. Il décide de partir en Afghanistan au moment où les Talibans sont délogés de Kaboul et en plein bombardement des montagnes de Tora Bora. « Après avoir fini le travail, j’ai pris un taxi avec mon guide pour gagner le Pakistan. A proximité de la frontière, nous sommes arrêtés par un groupe de Moujahidine. Quelques jours auparavant, quatre journalistes occidentaux ont été exécutés sur la même route par des Talibans. Je pensais que c’était la fin », raconte-t-il. Il s’en sort finalement en lisant quelques versets d’un coran qu’il garde toujours sur lui.
Côté paillettes, il est engagé en 2004 dans une société affiliée à Chanel. « Depuis 10 ans, je couvre les fashion-weeks de la maison, ainsi que des défilés privés », explique-t-il. Mais le besoin d’adrénaline est le plus fort. Au fil des années, il arpente tous les pays du Moyen-Orient et sera le témoin des soulèvements arabes en Tunisie, Egypte et Libye. Mais en Syrie, c’est le choc. Pourtant, Youssef est préparé et sait garder la distance nécessaire avec son sujet. Il a aussi suivi une formation dans un centre en Angleterre pour apprendre comment se comporter en milieu hostile. « A Alep, un des guides qui nous accompagnaient s’est fait exploser la nuque par un sniper », explique-t-il. Après l’horreur de la guerre syrienne, il se rend demain au nord du Maroc pour un reportage. De l’enfer au paradis, vous disait-on.
Lire aussi : Quatre photographes marocains à suivre
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer