Suicide. La fin d’un tabou ?

Parler du suicide ne peut aller de soi. Parce qu’il nous renvoie à notre propre finitude, à nos angoisses, le suicide dérange. Dans notre société, fortement marquée par le religieux, on préfère souvent le cacher. En parler est pourtant le meilleur moyen de prévenir ou de panser les plaies.

Ce jeudi 13 février à Casablanca, le grand théâtre du Studio des arts vivants fait presque salle comble. En haut des marches, un groupe de jeunes ados, filles et garçons, vous accueille tout sourire. Ils ont entre 14 et 17 ans et « militent » déjà. Du moins font-ils l’apprentissage du travail associatif. La plupart ont rejoint l’association Sourire de Reda parce qu’ils en connaissaient les membres fondateurs, d’autres parce qu’ils ont eu envie d’agir, d’aider les jeunes comme eux. « Grâce à Sourire de Reda, j’apprends à avoir des responsabilités », explique Maria, 15 ans, qui confie sans ambages avoir elle-même été sujette à « des phases de dépression ». L’association Sourire de Reda est née à la suite du drame vécu en février 2009 par une famille, dont l’enfant, Reda, s’est suicidé à 13 ans et demi. Assez médiatisée et ayant mis en évidence un système de racket au sein de certains établissements scolaires casablancais, cette affaire a sans aucun doute contribué à lever en partie  le voile sur le suicide au Maroc, en particulier celui des jeunes. Pour la première fois en effet, une famille a décidé de communiquer sur le suicide d’un de ses enfants, mettant en garde contre les dangers du mutisme.

Prévenir c’est guérir

Quatre ans et demi après sa création, l’association est pourtant toujours désespérément seule sur le terrain de la prévention du suicide des jeunes. Mais ce soir, justement, la table ronde animée par la reporter Leïla Ghandi va peut-être permettre de faire converger les synergies. Quelque 250 à 300 personnes sont là pour échanger et partager autour de la prévention du suicide des jeunes. Cinq intervenants sont prévus. Julien Franz Durant, psychologue clinicien, évoque certains cas concrets de jeunes en difficulté qu’il reçoit dans son cabinet et la relation de confiance qu’il parvient à instaurer. La pédopsychiatre Nawal Khamlichi explique la complexité de l’âge adolescent, qui correspond à une période à risque, celle d’une transition souvent douloureuse de la dépendance à l’autonomie, avec tout le stress que peut engendrer la peur de l’échec. Meryeme Bouzidi Laraki parle de l’association Sourire de Reda et de sa mission d’intérêt public. Elle prévient : « Si un parent s’inquiète pour son enfant, il est important de faire confiance à cet instinct, d’être prêt à accueillir la parole de l’enfant, sans jugement ni conseils ou questions excessives il est nécessaire d’avoir une discussion. Il faut être prêt aussi à poser la question du suicide si les signes révélateurs de risque suicidaire sont conséquents et à faire appel à des aidants spécialisés ». Amal Hassoun, professionnelle de l’éducation et formatrice en discipline positive, dispense également quelques précieux conseils à une assistance majoritairement composée de parents inquiets : « On s’inquiète souvent beaucoup pour une mauvaise note à l’école, et parfois trop peu quand les résultats scolaires sont bons mais que l’enfant a peu d’amis ».  Abdeljalil Bakkar, lui, est là en sa qualité de président de l’association Initiative urbaine de Hay Mohammadi, et se fait ici le relais de la jeunesse d’un des grands quartiers défavorisés de Casablanca. L’occasion peut-être de rappeler si nécessaire que le suicide n’est pas un « caprice d’enfant gâté » ou le « syndrome d’une jeunesse désœuvrée, déracinée ou acculturée ». Tous autour de la table convergent sur un point essentiel : le meilleur moyen pour prévenir le suicide, reste la communication. Parler de sa souffrance, c’est déjà commencer à la guérir.

Rôle ambivalent des médias

Pour autant, plus que la plupart des autres thèmes, le suicide est un terrain glissant pour les médias : parler de la souffrance des autres sans verser dans le piège du voyeurisme est une contrainte dont s’affranchit parfois le journaliste, sans compter que, certaines études, notamment celles réalisées par le sociologue américain David Philipps, ont permis de démontrer l’existence d’une corrélation entre la hausse du nombre de suicides et la médiatisation d’un cas particulier de suicide. On parle alors de suicide mimétique ou d’effet Werther, d’après le nom du jeune personnage de Goethe, dont les souffrances amoureuses et le suicide final auraient été à l’origine d’une série de suicides au mode opératoire étrangement similaire.

Pour rester au Maroc, plusieurs suicides ont récemment défrayé la chronique, les médias accordant souvent un écho particulier aux cas qui semblent avoir une portée sociale car mettant en lumière une problématique particulière : racket dans les écoles, mariage de jeunes filles à leur violeur, exploitation de petites bonnes, malaise dans certains corps professionnels, etc. L’intérêt grandissant des médias pour les cas de suicide est sans doute également à lier au contexte régional socialement explosif. N’est-ce pas après tout une forme extrême de suicide, l’immolation par le feu, qui a embrasé le monde arabe, avec Mohamed Bouazizi, ce vendeur ambulant victime de hogra, dont la mort dramatique a déclenché les manifestations qui ont eu raison du régime de Ben Ali ? En l’absence de statistiques officielles, établir le décompte macabre des morts par suicide, en particulier les cas extrêmes des immolations publiques, reviendrait ainsi pour le journaliste à tenter de prendre le pouls de la société dans laquelle il évolue.

Une figure de l’anti-héros

L’appréhension du suicide comme un phénomène sociologique serait du reste un marqueur de modernité, le signe d’une société qui accepte d’envisager ses propres failles. Car le suicide, acte contre-nature par excellence, est souvent interprété comme l’expression d’une souffrance individuelle que la société s’est révélée incapable de guérir. En creux, c’est donc la question d’une responsabilité collective qui est posée : délitement de la famille, fracture entre générations, guerre des genres, cadres professionnels oppressants, etc. Le suicide serait l’expression d’une aporie, un cri silencieux qui interpelle les vivants et les confronte, malgré eux, à leurs propres doutes.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Albert Camus professe, dans Le mythe de Sisyphe, qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide ». Ce n’est pas non plus une coïncidence si Emile Durkheim, considéré comme le père de la sociologie moderne, a consacré son premier grand ouvrage empirique au suicide (lire encadré). Pour le psychiatre et psychanalyste Jalil Bennani, qui a longuement travaillé sur la question, « l’occurrence du suicide montre que le religieux ne suffit pas à apaiser toutes les souffrances ; et c’est cela qui est encore en partie tabou dans notre société, alors même que le suicide se joue des considérations culturelles ».

Mais, toujours selon Bennani, il existe aujourd’hui au Maroc une nette tendance à la libération de la parole autour des cas de suicide, « ne serait-ce que parce que les histoires individuelles sont désormais connues car médiatisées sur Internet et ailleurs ». L’auteur d’Un psy dans la cité (ouvrage récemment récompensé par le prix Atlas) explique que « notre société comprend désormais et prend en compte la souffrance psychique des individus », mais il note aussi que « dans un contexte de prégnance du religieux, le suicide peut prendre une dimension politique. On touche alors à la notion de sacrifice. Le suicidé devient une sorte d’anti-héros : les gens se mobilisent autour de son cas, non pas pour les qualités qu’ils voient en lui mais pour la souffrance qu’ils ont reconnue et qu’ils comprennent ou partagent ». La révolte collective des Tunisiens ou l’abrogation de l’article 475 du Code pénal, perçus comme les conséquences directes des suicides de Mohamed Bouazizi et Amina Filali, sont-elles pour autant des victoires suffisamment importantes au regard des vocations malheureuses que ces deux cas hypermédiatisés n’ont pas manqué de susciter ? C’est ici, qu’à raison, l’individu perd de nouveau ses droits : l’Histoire se souvient des révolutions et des réformes, elle oublie la plupart de leurs victimes.

Statistiques. Un suicide toutes les deux secondes

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à un million le nombre annuel de morts par suicide à travers la planète, soit plus que les victimes des guerres et des homicides réunis. Une personne se suicide dans le monde toutes les deux secondes, contre une personne atteinte du VIH toutes les 8 secondes. Toujours à l’échelle mondiale, le suicide constitue, après les accidents de la route, la deuxième cause de mortalité chez les jeunes de 15 à 24 ans.

Pour en revenir à notre contexte marocain, les seules études chiffrées dont on dispose datent de 2007. Selon la seule enquête sur le sujet réalisée à ce jour par le ministère de la Santé et le Centre hospitalier universitaire Ibn Rochd de Casablanca, 16% des Marocains auraient des tendances suicidaires. L’échantillon de 5600 personnes sur lesquelles a porté l’enquête n’est peut-être pas représentatif de la situation sur l’ensemble du territoire, mais ce taux serait une sorte « d’indice de souffrance ».

 

Actualité. Suicides publics et médiatisés

La liste est loin d’être exhaustive mais elle témoigne de la médiatisation croissante des cas de suicide.

17 février 2014. Un adolescent se suicide à Khouribga. Il aurait été éconduit par une jeune fille sur Facebook.

28 janvier 2014. Le quotidien Al Massae rapporte le suicide d’une jeune fille de 17 ans pour échapper à un mariage forcé.

22 janvier 2014. Un représentant du ministère de la Santé à Errachidia se suicide «au nom de toutes ces femmes qui meurent à la maternité de l’hôpital», selon ses mots.

13 janvier 2014. Un agent de la préfecture de police de Laâyoune se tire une balle dans la poitrine. La presse s’interroge sur les conditions et l’environnement de travail des policiers.

25 novembre 2013. La MAP relaie le suicide d’une jeune femme en gare de Témara.

8 septembre 2013. Un jeune porteur s’immole par le feu au poste-frontière de Sebta après une dispute avec un officier marocain des douanes.

26 juin 2013. Une lycéenne se suicide devant son établissement après avoir échoué au bac.

23 juin 2013. Un père de famille s’immole par le feu devant une municipalité près de Meknès, après s’être vu refuser un document administratif.

10 janvier 2013. Une petite bonne tente de se suicider en se jetant d’un balcon. La scène est filmée par un badaud qui la diffuse sur YouTube.

 

Zoom. Un service d’utilité publique

Depuis quatre ans et demi qu’elle existe, l’association Sourire de Reda, dont l’engagement est de soutenir les jeunes en souffrance, a fait son bonhomme de chemin. En février 2011, elle a ainsi mis en service le premier espace d’écoute anonyme par tchat pour les jeunes au Maroc, Stop Silence, accessible via le site www.stopsilence.org. Le principe en est simple : les jeunes qui le souhaitent entrent en contact avec un écoutant dûment sélectionné et formé pendant au moins six mois. Meryeme Bouzidi Laraki, présidente de Sourire de Reda, explique les objectifs de ce service unique en son genre au Maroc et en Afrique : «Rompre l’isolement en libérant la parole du jeune en souffrance ; soulager et apaiser la tension ; accompagner la réflexion du jeune pour lui permettre de clarifier sa situation ; prévenir le passage à l’acte suicidaire».

 

Plus loin. Des suicides et des cas

L’ouvrage d’Emile Durkheim publié en 1897 et sobrement intitulé Le suicide est encore considéré aujourd’hui comme une œuvre maîtresse de la sociologie. Faire du suicide un objet sociologique n’allait pourtant pas de soi. C’est l’apparente contradiction qu’explique la sociologue Joëlle Gardette dans un article de la revue canadienne Aspects sociologiques : « A première vue, il semblerait que l’on ne puisse pas trouver d’acte plus spécifiquement individuel que le suicide. Ce dernier se présente d’abord comme le résultat d’une crise purement personnelle qui aurait été poussée à l’extrême. Or, il s’agit ici (dans l’ouvrage de Durkheim, ndlr) de prouver que ce qui ressort apparemment de l’individualisme le plus incontestable est en fait un acte déterminé par les conditions sociales ». Durkheim définit le suicide, fait social, objet de son étude, comme «tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat ». La définition de Durkheim est très large. Peuvent ainsi être appelés suicides l’acte héroïque d’un soldat qui tente de sauver un camarade sous une grêle de balles, ou celui d’un passant qui se jette dans une mer agitée pour tenter de sauver quelqu’un qui se noie, la mort de l’amant abandonné par sa maîtresse, celle du conducteur ivre qui prend le volant, etc. Malgré l’apparente diversité des motifs de suicide, Durkheim se propose de dresser une typologie du suicide selon deux critères essentiels : l’intégration et la régulation. Selon la terminologie durkheimienne, la régulation est l’ensemble des normes qui régissent une société ; l’intégration est la capacité de l’individu à s’insérer dans un groupe social. Un excès ou un défaut dans 
l’un ou l’autre de ces deux critères peut conduire à des situations de suicide.

Durkheim distingue ainsi quatre 
types de suicide :

Le suicide égoïste (ou individualiste) 
intervient lors d’un défaut d’intégration : l’individu n’est pas suffisamment rattaché aux autres (certains suicides d’adolescents, de célibataires, de veufs).

Le suicide altruiste est, à l’inverse du 
suicide égoïste, déterminé par un excès d’intégration. Les individus ne s’appartiennent plus et peuvent en venir à se tuer par devoir (suicides dans l’armée, dans des sectes, attentats suicides, etc.)

Le suicide anomique est lié à un défaut 
de régulation. Lorsque les normes sont moins importantes et qu’elles deviennent floues, les désirs des individus ne sont plus cadrés. Ce type de suicide met en évidence certains dérèglements des sociétés modernes qui conduisent les individus à trop espérer et à ne plus être capables de contenir leurs désirs (suicide de certains industriels qui se sont enrichis trop vite ou 
à la suite de pertes au jeu…)

Le suicide fataliste peut survenir dans les cas d’excès de régulation, quand la vie sociale est extrêmement réglée et les marges de manœuvre individuelles réduites (certains suicides amoureux, certains cas d’immolation).       

 

Prévention. 10 idées reçues sur le suicide

Dans une petite brochure intitulée Mythes et réalités sur le suicide des jeunes, l’association Sourire de Reda démonte certains mythes et idées reçues qui circulent sur le suicide. Attention, les 10 affirmations suivantes sont des contre-vérités !

1. Les personnes qui pensent au suicide paraissent nécessairement déprimées.

2. Parler du suicide encourage le passage à l’acte.

3. Les personnes qui menacent de se suicider veulent attirer l’attention ou manipuler les autres.

4. Les personnes suicidaires ont une faible personnalité.

5. Les personnes qui viennent de faire une tentative de suicide n’y pensent plus et ne vont pas recommencer.

6. Le suicide est héréditaire.

7. Les personnes suicidaires sont des malades mentaux ou des fous.

8. Le suicide ne concerne que les personnes vivant une situation familiale difficile, d’un milieu économique favorisé, n’ayant pas de croyance religieuse.

9. Une personne suicidaire qui aime ses parents et qui est 
aimée se confie à eux.

10. Si le suicidaire est momentanément de bonne humeur, c’est qu’il va mieux.

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer