Dans l’Oriental, le trafic de carburant fait vivre des villages entiers. Chaque jour, les contrebandiers défient les frontières pour s’approvisionner en Algérie, au péril de leur vie.
Il est 11h du matin, nous sommes sur la voie express reliant Oujda à Saïdia. Au niveau de l’aéroport d’Oujda Angad, une moukatila chargée de bidons d’essence file à toute vitesse. Sans plaque d’immatriculation, cette voiture est spécialement aménagée pour la contrebande de carburant à la frontière maroco-algérienne. Le véhicule nous double et le copilote nous adresse un sourire triomphant. Les deux trafiquants se dirigent vers Bni Drar, à 20 kilomètres d’Oujda. Une localité de 9000 habitants où tous les yeux sont rivés sur « lahdada », l’expression consacrée pour désigner la frontière.
Le « far-est »
Avec ses allures de station-service à ciel ouvert, Bni Drar est l’une des plaques tournantes de la contrebande de carburant dans l’Oriental. C’est là que les moukatils (combattants) de l’essence écoulent leur marchandise auprès des intermédiaires. Dans le garage d’un grossiste, Abdellatif est en train de décharger ses bidons d’essence. Lunettes de soleil, foulard au cou et large sourire aux lèvres, cet homme de 45 ans fait office de cowboy dans ce décor de far-west. A bord de sa moto vétuste, il transporte dix bidons de 30 litres chacun. Une performance d’équilibriste qu’il exécute trois à quatre fois par jour depuis douze ans. « Je gagne 50 dirhams par voyage, au péril de ma vie », lâche-t-il, tout en continuant à décharger sa cargaison. Hassan, le grossiste, stoppe la discussion en lui ordonnant de se presser. « La police pourrait débarquer à tout moment », prévient-il. Abdellatif s’excuse, confus, avant de reprendre la route vers l’Algérie.
Le défilé des trafiquants se poursuit dans le garage de Hassan. Nous approchons plusieurs d’entre eux pour les accompagner dans leurs traversées. Ils nous opposent un refus net. « Les Algériens ont resserré les contrôles », commente le grossiste. Nous le laissons, assis sur ses fameux bidons, pour continuer notre voyage sur la route des moukatilate.
« Lahdada est notre mère »
Deuxième escale, Jbel El Hamra, à 5 kilomètres du centre-ville d’Oujda. En 1983, une famille de Bouarfa a fui la sécheresse et s’est installée dans cette plaine située à 3 kilomètres de l’Algérie. Trente ans plus tard, un village est né. Il abrite une centaine de familles modestes qui vivent exclusivement de la contrebande de carburant. Allal, 56 ans, est le chef de file du village. Il résume la relation que les habitants ont avec le pays voisin : « Lahdada est notre mère. Dans chaque maison, il y a au moins un homme qui exerce ce métier ». A dos d’âne, en moto ou en voiture, les habitants transportent chaque jour des centaines de litres de carburant algérien. Après de longues tractations, ils nous autorisent à les accompagner dans leur traversée. A mission spéciale, aménagement spécial. Le siège arrière de la moukatila a été supprimé pour accueillir la marchandise et le moteur bricolé pour gagner en puissance.
Mohamed, le conducteur, démarre à toute vitesse, direction le village de Roubane, en Algérie. La moukatila défie la piste cabossée. A l’approche de la frontière, le chauffeur ralentit et nous livre les dernières consignes : « Si les garde-frontières nous arrêtent, nous leur dirons que nous allons visiter un membre de notre famille de l’autre côté de la frontière ». Après un voyage de 15 minutes, nous arrivons chez la « famille ». Il s’agit d’un de ses fournisseurs, un « hallab » qui stocke sa marchandise dans sa propre maison. Mohamed remplit le coffre de huit bidons et fait demi-tour. « Nous ne pouvons pas rester plus longtemps. L’armée algérienne a installé des caméras de surveillance tout le long de la frontière. La traversée est devenue périlleuse », s’inquiète le contrebandier.
À El Hamra, la contrebande n’a pas permis à la population de retrouver une vie digne. Les infrastructures de base restent absentes. « Nous manquons de tout. Nous sommes prêts à laisser tomber la contrebande, à condition qu’on nous propose des alternatives », lance Allal. En attendant, Al Hamra continue d’être l’un des réservoirs de l’Oriental.
Moukatil jusqu’à la mort
En l’absence de réelle alternative, le trafic de carburant se répand comme une tache d’huile dans tout l’Oriental, jusqu’au Rif. Surtout que la contrebande de denrées alimentaires en provenance de Melilia ne rapporte plus autant qu’avant. Sur les routes de cette région, nous avons croisé des moukatilate allant à Nador et même à Taza. Plus les distances sont longues et plus le risque d’accident s’accentue. Dans le cas de Hassi Berkane, à 39 kilomètres de Nador, les habitants comptent leurs morts.
Dans cette commune rurale, où le taux de pauvreté atteint 18 %, soit le double du niveau national, l’activité économique se résume à la contrebande. Sur place, nulle trace d’une pompe à essence. Au centre de la commune, des abris de fortune proposent du carburant algérien. A six kilomètres de là, le douar de Iberkani détient le triste record de décès de moukatils. Sur 1800 habitants, 35 personnes sont tombées sur le champ de la contrebande au cours des dix dernières années. Et la liste risque de s’allonger à l’avenir.
Les cicatrices de cette hécatombe sont encore béantes. Hmida, un ex-moukatil, a été victime d’un grave accident de la route en 2000. Le jeune homme, qui avait alors 25 ans, revenait de la frontière avec une cargaison de carburant lorsque sa voiture a pris feu. Son copilote a péri dans les flammes. « J’ai passé deux mois dans le coma et un an à l’hôpital », se souvient-il, toujours déstabilisé par ce douloureux souvenir. Au cimetière du village, où il nous emmène, Hmida se recueille sur la tombe de son ami.
A Iberkani, plusieurs familles ont perdu au moins un de leurs membres. Au sein de l’une d’elles, sept enfants ont trouvé la mort à bord de leur véhicule. « On ne compte plus les personnes arrêtées ou en état de fuite dans le cadre d’affaires de contrebande. Le douar est déclaré sinistré », s’alarme Brahim, un trafiquant du douar dont le frère et le neveu ont péri dans un accident sur la route des moukatilate. Pourtant, les jeunes ne sont pas près d’abandonner l’activité de contrebande.
Les gendarmes en profitent
Sur la place du douar, les moukatils préparent le voyage de la soirée. Un atelier de mécanique en plein air s’est improvisé pour réparer les véhicules accidentés la veille, suite aux assauts de la gendarmerie. « Chaque voiture paie 5 dirhams de bakchich. Si on refuse, les gendarmes tirent des balles de fusil ou utilisent des chaînes métalliques pour stopper notre traversée », explique un des trafiquants. Les plus téméraires préfèrent esquiver les tirs en empruntant la voie des champs. « J’éteins les feux de la voiture et je roule dans les terres que je connais par cœur. Je retrouve la route goudronnée sans croiser les gendarmes », confie Brahim.
Le départ s’effectue en cortège de plusieurs dizaines de voitures. « Le premier véhicule joue le rôle d’éclaireur et se charge de verser les pots-de-vin aux différents corps de sécurité qu’il croise sur sa route », révèle Brahim. Mais le départ n’aura finalement pas lieu. Les autorités locales et les services de sécurité, ayant eu vent de notre présence dans le convoi, ont bouclé les routes. « Le voyage est trop risqué. C’est partie remise », promet un des trafiquants. « Nous continuerons à emprunter cette route de la mort, nous n’avons pas le choix », enchérit Brahim.
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous
Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer