Cet édito est différent des autres. C’est mon dernier. Et le fait est que je me vois, à mon tour, obligé de sacrifier à l’exercice le plus redoutable qui soit : parler de soi. Oh, je ne vais pas dire grand-chose. J’ai simplement pris un malin plaisir à continuer à ma manière ce que mon prédécesseur à la tête de ce journal avait commencé il y a déjà près de 12 ans. J’ai fait comme je pensais que je devais faire. En gros : j’ai essayé d’opérer certaines ouvertures pour tirer ce journal du bord de la route, cette niche underground dans laquelle il a tant excellé mais où il se complaisait, pour l’installer au milieu de la route, comme une évidence, une passerelle et un passage obligé pour tous. Cela correspond assez à mon idée du journalisme. Garder sa singularité, sa personnalité, sa différence, son originalité, et sa totale indépendance, mais en s’inscrivant dans quelque chose de plus grand, d’assez universel. Comme s’il s’agissait à chaque fois de parler de soi via les autres, ou de parler des autres comme on le ferait de soi. Il faut être juste. Et bon. C’est un rêve bien sûr, mais j’en connais qui se tueraient pour le réaliser. A la base, je crois, j’ai toujours essayé d’écrire ou de faire écrire ce que j’aime lire. TelQuel, c’est ça. Les thématiques abordées, les conflits de société, le choc des mentalités, et puis cette liberté de ton et ce ton malin et enjoué, cette manière simple et toute personnelle d’éplucher des sujets complexes, toutes ces choses et tant d’autres n’ont pas été puisées dans un manuel de marketing mais prises là, juste là, là-dedans, tout près, au fond de nous. Oui, ce journal ressemble à mort à ceux qui le fabriquent, même dans leurs fantaisies, même dans leurs limites. Et ce journal, j’ai aimé le fabriquer et le développer avec la complicité de la formidable équipe de journalistes qui l’anime. C’est à eux qu’il appartient. Et c’est à eux que je dis : bravo, continuez, nous avons encore et encore besoin de vous.
Je sais combien, dans un pays où on parle beaucoup plus qu’on écoute, qu’on lit ou qu’on écrit, écrire est important. C’est une chance et un privilège. C’est aussi une arme. Mais à double tranchant. Ecrire dans un pays peu alphabétisé, a fortiori en faisant appel à la langue de l’autre, vous projette tout de suite sur le devant de la scène. Vous devenez l’autre, l’être supérieur, celui que l’on montre du doigt et que l’on traque comme s’il avait une bombe dans la poche, le modèle aussi, le guide, quelqu’un de spécial, l’archétype de l’exemplarité, l’oracle, le mur des lamentations, celui duquel on espère tout et on ne pardonne rien. Celui, en somme, dont on ne peut être que déçu. Oh, ce n’est pas si désagréable. Même quand il arrive que la plume dépasse la cible, ou simplement la rate. C’est humain. Quand, en revanche, la plume vise juste, le résultat est un plaisir sans équivalent. Si ce journal a contribué à faire avancer la cause de la liberté, de la différence, de l’individu, de l’égalité entre les hommes et entre les femmes et les hommes, j’en serais le premier flatté. Je serai, de même, très heureux si, dans l’esprit de quelques-uns parmi nos lecteurs et nos amis, et même et surtout chez nos contradicteurs, ce journal a pu semer le doute quant au bien-fondé de certaines théories ou ébranler certaines “vérités” trop bien établies. Quel pied !
Voilà, nous sommes à présent tout en bas de la page. Alors je fais vite. Aujourd’hui je passe le relais à mon ami et collègue Fahd Iraqi à qui je souhaite beaucoup de succès. Il le mérite. Comme mon prédécesseur, j’ai choisi de me retirer pour des raisons d’abord personnelles. Beaucoup personnelles. J’ai fait ce journal et je laisse aujourd’hui d’autres personnes le faire. C’est mon choix personnel et je remercie tous ceux, à l’intérieur de l’entreprise et à l’extérieur, qui ont tenté de me convaincre de poursuivre. J’ai encore deux, trois trucs en tête, des projets, et surtout des envies, alors j’arrête… En dehors de liens certains d’amitié et d’affection, plus rien ne me lie désormais à TelQuel, ce concept et aujourd’hui cette marque qui ont fait un chemin incroyable depuis leur naissance. C’est à peu près tout ce que j’avais à vous dire. Je dédie ces derniers mots à mon ami le rappeur Mou3ad L7a9ed, un garçon formidable qui croupit injustement en prison. Tiens bon Mou3ad, tu n’es pas seul. Enfin, pour paraphraser un chanteur et un poète que j’aime beaucoup, Gérard Manset, je vais de ce pas vider ma corbeille à papier avant de m’en aller sur la pointe des pieds… Je n’aime pas les adieux, alors on va dire que ce n’en est pas un : amis lecteurs, ceci est un simple au revoir. Vous allez me manquer. A bientôt. Merci.