Y a-t-il encore de la place pour la culture dans nos villes ? La question peut prêter à sourire, tant elle semble romantique, surannée, complètement inutile. Mais quand bien même la réponse serait non qu’il faudrait tout faire pour remplacer le Non par un Oui. Il y a de la place pour la culture parce que c’est possible, c’est vital…et parce qu’il le faut, tout simplement.
Il y a un mois, la ville de Casablanca s’est réveillée avec une nouvelle hilarante : les anciens abattoirs transformés en parking pour voitures de fonctionnaires ! Une catastrophe. Mais à quelque chose malheur est bon, et il a fallu cette “découverte” pour remettre sur la table une nécessité absolue : celle de transformer les anciens abattoirs, fermés depuis 2002, en espace permanent de culture.
Casablanca est peut-être la seule ville au monde qui a réussi l’exploit de détruire son théâtre, le plus important du pays, son meilleur cinéma, sa piscine municipale, la plus grande d’Afrique, ses arènes, son aquarium géant, ses vieilles rues pavées, ses hôtels et ses immeubles classés, ses collèges et ses administrations historiques, etc. L’idée n’était pas simplement de remplacer du vieux par du neuf, de chasser la culture pour créer de nouveaux terrains vagues, ou de tout abandonner à la folie de la spéculation immobilière. Il s’agissait aussi, peut-être inconsciemment, d’effacer progressivement les traces européennes qui parsèment la ville. Sous couvert de marocaniser ce qui a été européanisé, et de recouvrer-recomposer un passé et une mémoire mal assumés, la ville a plongé dans un formidable travail de dénégation et de démolition qui bute aujourd’hui sur ses derniers obstacles, les derniers vestiges de l’ère coloniale. Les anciens abattoirs, communément appelés L’Batwar, nous offrent, à ce titre, un très bel exemple.
Au moment de sa fermeture, ce lieu, haut symbole de l’histoire des classes ouvrières, était quasiment à l’abandon, coincé dans une sorte de no man’s land aux frontières des faubourgs de Hay Mohammadi. Ce n’est plus le cas aujourd’hui puisque, poussée urbanistique aidant, L’Batwar, immense aire de six hectares, est désormais au cœur de la ville, à deux pas d’une station de tram (en attendant, demain, une gare TGV). Cela aiguise, bien entendu, les convoitises.
Les différents Conseils qui ont dirigé la ville ont tous, à un moment ou à un autre, envisagé d’exploiter cet espace à des fins électorales, de le raser, ou de le céder aux promoteurs porteurs d’un projet “touristique”. En face, un collectif d’acteurs associatifs se bat depuis onze ans pour transformer le lieu en espace permanent de culture, en défendant un cahier des charges qui répond parfaitement aux normes, notamment en matière de sécurité et de consolidation des enceintes. Inutile de vous préciser où va notre préférence.
Au fil des années, le collectif a pu organiser, au coup par coup, des événements artistiques (concerts de musique, théâtre, résidences d’artistes, expositions) dont un, l’année dernière, a marqué les esprits : Manbita Al A7rare (littéralement le berceau des hommes libres), un happening culturel organisé avec l’association culture libre en avril 2012. Le collectif revient, aujourd’hui, pour finir de se réapproprier l’hymne national avec un nouvel happening intitulé Machri9 Al Anwar (source des lumières)**. Je joins ma voix et celle de TelQuel à ce combat juste et combien utile pour réhabiliter notre ville, nos villes, et réconcilier mémoire et culture. Je vous le disais plus haut : si Casablanca a réussi à détruire sa mémoire, la culture peut aider à réparer cette catastrophe nationale.
* Littéralement source des lumières, célèbre couplet de l’hymne national.
** Machri9 Al Anwar, culture en permanence f’lbatwar, suite ininterrompue de concerts et de spectacles, a lieu samedi 2 mars à partir de 10h, aux anciens abattoirs de Casablanca.