Enquête. Africains, mais pas trop…

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Identité reniée au fil de l’histoire, racisme ancré vis-à-vis des Subsahariens, tropisme  européen…le Maroc semble prendre de haut son continent.

Le Maroc est-il un pays africain ? La question est purement rhétorique quand on regarde une mappemonde : le royaume se situe à la pointe du continent, s’étalant via le Sahara de toute sa longueur jusqu’à l’Afrique noire. Il est coupé de l’Europe par un bras de mer, qui même s’il fait à peine 14 kilomètres, lui rappelle physiquement son statut de pays si proche, mais si loin d’une citadelle économique et culturelle : l’Union Européenne. Parler d’africanité s’impose d’autant plus quand on étudie l’espace linguistique naturel du Maroc. Pays majoritairement amazighophone, il partage une langue commune à 20 millions de berbérophones, disséminés sur un territoire de 5 millions de km2 allant de la frontière égypto-libyenne aux îles Canaries et de la Méditerranée jusqu’au-delà du fleuve Niger. Tous membres d’un même continent. Tous africains qu’ils soient Soussis, Rifains, Kabyles, Tunisiens, Libyens, Egyptiens ou Touaregs du Niger et du Mali.

Sauf que la géographie et la linguistique ont leurs raisons que l’idéologie ignore. Si le Maroc continue de nier son africanité, c’est parce qu’il a longtemps passé sous silence son amazighité millénaire. Le péché originel date des années 1930, quand les milieux nationalistes ont décrété que le Marocain était d’origine arabe et descendant de la cuisse de Jupiter : le conquérant venu du fin fond du désert arabique pour porter la parole de Dieu.

Cet oukase visant à réfuter l’amazighité du Maroc a eu un dommage collatéral : la négation du pays comme nation en premier lieu africaine. “Nos manuels d’enseignement exacerbent notre passé oriental et nos liens avec la péninsule arabique au détriment de l’Afrique. Certains défendent toujours la théorie panarabiste qui situe l’origine des Amazighs au Yemen et en Syrie, refusant du même coup de reconnaître l’africanité des populations installées au Maroc depuis des millénaires”, explique le chercheur Ahmed Assid.

 

Le déni

D’un coup de gomme, on a effacé une période allant de la préhistoire à l’arrivée de l’islam au Maroc. “L’archéologie nous prouve que la naissance de la société amazighe n’est pas orientale, mais bien africaine. Nous parlons là d’une époque qui remonte au minimum à 200 000 ans. L’amazigh est d’ailleurs clairement une langue africaine. C’est aussi valable pour la graphie tifinaghe qui a une origine commune aux autres transcriptions écrites africaines. L’histoire officielle continue pourtant à soutenir que l’alphabet amazigh est d’origine phénicienne pour le rattacher à une origine orientale”, ponctue Ahmed Assid. Et Africain, on l’est, même lorsque l’on se déhanche sur des rythmes ahouaches ou que l’on voit sa mère tenir les rênes du foyer. “Les Amazighs ont en commun avec l’Afrique subsaharienne la musique et le principe du matriarcart”, conclut-il.

Dans leur combat contre l’arabité de façade du Maroc, les militants amazighs ont souvent revendiqué leur africanité pour défendre leur identité berbère, qu’ils ont affichée comme une marque de naissance héritée du continent. Parmi ces africanistes de la première heure, on retrouve une grande figure militante amazighe, Mohamed Chafiq, qui, dans les années 1970, s’affirme comme pleinement africain. “Pour Chafiq, le Maroc (…) est amazigh par son identité et son peuple, et on n’est amazigh que si on est africain. D’ailleurs, pour lui, il n’est point nécessaire de prouver “l’africanité” du Maroc, du moment que le terme Afrique est, à l’origine, un terme amazigh repris par les historiens latins et reproduit par la suite jusqu’à devenir le nom d’un continent”, analyse le chercheur Khalid Chegraoui de l’Institut des études africaines (IEA).

 

Amazighs donc Africains

Dans les années 1980, un nouveau pavé dans le pré carré de l’histoire officielle est lancé par le chantre de la négritude : Léopold Sédar Senghor. Tout un symbole. Invité à une conférence au Maroc par Mahjoubi Aherdane en 1982, le président du Sénégal affirme que la berbéritude est complémentaire de la négritude pour définir l’identité africaine du continent. “Il faut recouvrer l’identité culturelle et l’enraciner dans les civilisations africaines, dans la négritude et la berbéritude, dont les esthétiques se ressemblent (…) Vous devez porter et assumer la berbéritude comme nous assumons la négritude. Vous devez en avoir la volonté politique”, a dit le président Senghor aux quelque 250 cadres et hommes politiques berbères présents à cette célèbre conférence.

Hassan II prend très mal la comparaison. Selon sa formule célèbre, il voulait bien admettre que “le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d’Afrique, et qui respire grâce à son feuillage bruissant aux vents de l’Europe”. Sauf que l’amazighité restait pour lui de la mauvaise herbe à arracher. Il met sous l’éteignoir ce débat sur l’identité en remontant les bretelles à certains et sévissant contre d’autres participants à la conférence. Mais l’idée fait tout de même son chemin. En 1998, profitant de l’effritement de la chape de plomb instaurée par Hassan II sur cette question d’identité, le chef de cabinet du prince héritier, Hassan Aourid, affirme son amazighité en mettant en avant l’africanité du pays. “Doit-on jeter aux orties le Grand Masinissa (roi amazigh ayant lutté contre l’hégémonie romaine en Afrique du nord, ndlr) qui fut le premier à lancer l’Afrique aux Africains ?”, s’interrogeait-il dans une chronique publiée dans Le Journal et adressée au ministre des droits de l’homme de l’époque.

 

à chacun son continent

De bataille en bataille, les Amazighs ont fini par êtres reconnus. Dernière victoire en date : la Constitution de 2011 reconnaît l’amazigh comme langue officielle. Mais c’est toujours niet pour l’identité africaine. La loi fondamentale l’évoque du bout des lèvres. “La Constitution de 2011 évacue notre composante africaine sous le terme vague et édulcoré d’‘affluents africains’”, souligne Ahmed Assid. Et cela fait encore beaucoup de monde exclu du melting-pot marocain. “Les habitants du sud du Maroc se définissent comme africains car ils regardent depuis toujours vers le continent noir avec qui ils ont des liens commerciaux depuis le Moyen-âge. Les dictons évoquant la richesse de l’Afrique abondent encore dans la société sahraouie”, illustre l’anthropologue Mustapha Naïmi. Les dynasties marocaines nées au sud du Maroc, les routes commerciales empruntées dans les deux sens, l’ivoire, l’or et les esclaves vendus, ont contribué à bâtir une histoire commune qui a la vie dure. “Les populations sahraouies considèrent le Sahara comme un trait d’union et non pas comme une zone de rupture entre deux civilisations”, souligne Ajlaoui Moussaoui, historien à l’IEA (Institut des études africaines) à Rabat.

Sauf qu’aujourd’hui, cette image vivace au sud n’a pas d’écho au nord. Dans l’étude “l’islam au quotidien : enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc”, le Marocain se définit avant tout comme musulman, arabe, marocain, puis berbère. L’identité africaine n’arrive qu’en dernière position pour plus de la moitié des sondés. Un peu moins d’un quart d’entre eux la place en quatrième position. Et elle décroche in extremis une troisième position pour moins de 3%.

 

La vie avec l’autre

“L’Afrique est devenue synonyme de pauvreté et de violence pour de nombreux Marocains qui ne veulent pas être associés à cette image. Cela déteint sur les relations qu’ils ont avec les migrants africains”, explique la sociologue Fatima Aït Ben Lmadani, qui travaille sur la perception qu’ont les Marocains des immigrants subsahariens.

Et la tendance est plutôt au rejet. En 2008, l’Association marocaine d’études et de recherches sur les migrations (AMERM) publie une étude d’où il ressort que 40% des sondés n’apprécient pas l’idée de compter des Subsahariens parmi leurs voisins. 70% refusent quant à eux l’idée de partager un logement avec un Subsaharien et 60% de s’unir avec un Subsaharien. Plusieurs chercheurs avouent ne pas être étonnés par de tels chiffres. C’est qu’au refus d’être confondu avec un “pauvre africain”, s’ajoute la relation de dominants à dominés qui “imprègne notre imaginaire”, explique l’historien Maâti Monjib. Elle plonge ses racines dans l’histoire : esclavage, conquête armée, pillage, un triptyque sanglant qui est le dark side of the moon d’un passé commun. Les exemples pullulent. Au 16ème siècle, Ahmed El Mansour met la main sur les richesses minières de l’empire songhaï (empire de l’Afrique de l’Ouest), et au 17ème siècle, le sultan alaouite Moulay Ismaïl mène des campagnes de capture de noirs pour les réduire en esclavage. Tribus arabes et amazighes sont à cette époque un maillon essentiel de “la traite des Noirs”. “S’ancre alors dans l’inconscient collectif la supériorité de l’Arabe et du Berbère conquérants sur le Subsaharien esclave”, contextualise Maâti Monjib.

 

Racisme ordinaire

Ce sentiment de ne pas danser sur un même pied d’égalité, Youssouf, un jeune cadre sénégalais, le ressent quotidiennement depuis qu’il s’est installé au Maroc il y a une dizaine d’années. “Nombreux sont les Marocains à affirmer que nous serions tous séropositifs, d’anciens mercenaires de Kadhafi ou encore adeptes du maraboutisme, prêts à les ensorceler !” Pourtant, Youssouf, soufi habitué à lire dans les journaux les comptes rendus de délégations de Tijanis à Rabat et à écouter les imams sénégalais citer des oulémasmarocains, était arrivé, comme d’autres de ses concitoyens, avec une image d’Epinal dans la tête. Il considérait le Maroc comme prolongement naturel de son pays grâce au lien séculaire qui unit depuis des siècles le Sénégal et le royaume au travers des confréries religieuses. Il a vite déchanté. “Je m’attendais à être accueilli comme un frère partageant des valeurs communes mais au final, on m’aborde plus en me traitant de “âzzi” que pour me parler de soufisme !”, constate Youssouf.

Dans une étude de l’AMERM, l’écrasante majorité des Subsahariens sondés estimait être “méprisés” ou “considérés comme inférieurs ou menaçants” par les Marocains.  Moustapha, jeune étudiant sénégalais, en témoigne : “Il y a un mot en wolof qui désigne plus ou moins les Maghrébins : ‘Nare’. Il n’avait rien de péjoratif, mais aujourd’hui, on l’a transformé en acronyme de ‘Non Africain Rejeté par l’Europe’”. Il résume bien la situation : on refuse toujours d’être l’un, l’Africain, tout en ne pouvant pas être l’autre, l’Européen.

 

 

Economie. L’Afrique, on y fait du fric

En 2005, un sondage réalisé auprès d’étudiants, de cadres et d’hommes politiques africains place le Maroc en tête des pays jouissant d’une bonne image sur le continent. Il est le deuxième pays qui inspire le plus confiance aux sondés après l’Afrique du Sud. Ce capital sympathie tient à l’offensive économique du royaume en Afrique, dont une des dates clés est avril 2000. C’est en Egypte, lors du premier sommet Maroc-Afrique, que le souverain annonce, grand prince, l’annulation des dettes à l’égard du Maroc des pays africains les moins avancés et la levée des barrières douanières pour les produits de ces mêmes pays. Dans les années qui suivent le sommet, Mohammed VI entame des tournées africaines et visite plus de douze pays. Les entreprises publiques ne tardent pas à se lancer dans l’aventure africaine et investissent dans les chantiers estampillés “développement social et humain”. Aujourd’hui, des milliers de foyers sénégalais s’éclairent grâce à un réseau siglé ONE-ONEP qui dessert aussi, via une filiale, en eau potable quelque 7 millions de Camerounais. Puis c’est au tour des banques et de la compagnie Royal air Maroc (RAM) de jouer les pionniers. Au moment de son installation au Sénégal, Attijariwafa bank a organisé un forum consacré au “développement africain” et à la “coopération Sud-Sud”, des termes qui sonnent aussi bien sur le plan éthique que financier. La BMCE n’est pas en reste, notamment grâce à sa prise de contrôle de 40% du capital de la Bank of Africa, présente dans différents pays. Plus récemment, la Banque centrale populaire s’est liée à un groupe ivoirien s’offrant de la sorte sept filiales bancaires à l’ouest du continent. La RAM, de son côté, multiplie les lignes à destination de l’Afrique subsaharienne, tandis qu’Addoha et Alliances Développement enchaînent les contrats portant sur la construction de milliers de logements sociaux. Maroc Telecom a de son côté mis la main sur quatre filiales en Afrique de l’ouest entre 2001 et 2009. En 2010, les exportations en direction de l’Afrique subsaharienne doublaient celles en direction de l’Afrique du Nord. Les échanges entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne s’élevaient alors à 11,7 milliards de dirhams. Ces échanges étaient les seuls à dégager un excédent (de 2,7 milliards de dirhams) en faveur du Maroc. Près de 500 accords bilatéraux et régionaux nous lient aujourd’hui avec des pays d’Afrique subsaharienne. On a trouvé un nom officiel à cette offensive au sud : le “panafricanisme économique”.

 

Haratine. Noirs et Marocains

La médiatisation du Festival de Gnaoua d’Essaouira a véhiculé l’idée que les Noirs ne sont présents au Maroc que depuis le 16ème siècle, et qu’ils seraient tous descendants d’esclaves. Or, les oasis du sud sont peuplées depuis toujours par des Marocains noirs et libres, les Haratines, dont la présence est antérieure à la désertification du Sahara. Certains seraient des descendants des Bafours, un peuple agro-pastoral noir qui vivait dans la région, d’autres des descendants d’esclaves originaires du sud de l’Afrique occidentale.

Méprisés par tous les auteurs berbères et arabes au Moyen-âge, ils ont même failli être réduits en esclavage par le sultan Moulay Ismaïl au 17ème siècle. Ils sont depuis toujours victimes d’une forme d’exclusion, selon l’anthropologue Mustapha Naïmi, qui rappelle qu’on les assimilait aux juifs marocains pour les déprécier. Au début du siècle, le fameux poète berbère Haj Belaïd n’hésitait pas à attaquer ces Amazighs à la pigmentation foncée lors de joutes verbales. Encore aujourd’hui, les Haratine ont le sentiment d’être des Marocains de seconde zone. Certains se sont regroupés au sein de l’association Africa pour dénoncer la rareté des peaux noires dans les livres scolaires, au parlement ou encore sur le petit écran.

 

Diplomatie.Trois rois, trois contextes

Peu après l’indépendance, le Maroc est à la pointe du combat anticolonial et jouit ainsi dans l’élite africaine d’une excellente réputation. Dès 1965, Mohammed V offre au mouvement national de gauche angolais (MPLA) une assistance : le MPLA est logé à Rabat tandis que ses membres se forment à Demnate, encadrés par des Marocains. En 1960, le Maroc vient en aide au leader de gauche congolais Patrice Lumumba contre les manœuvres occidentales en vue de le déstabiliser. En 1961 est créé le Groupe de Casablanca, qui rassemble les nations progressistes, pour s’opposer aux visées coloniales occidentales, groupe dans lequel Mohammed V jour un rôle majeur. Une ambitieuse charte est alors pensée, visant à un commandement militaire commun ainsi qu’à une assemblée africaine. Le Maroc fait alors des pays progressistes de véritables alliés, parmi lesquels le Bénin, le Mali, et même le Ghana, d’obédience marxiste et panafricaine. C’est avec la montée sur le trône de Hassan II que la ligne marocaine en Afrique change du tout au tout. Dans un contexte de guerre froide, le roi défunt choisit son camp : ce sera l’Ouest. Le Maroc apporte son soutien au dictateur Mobutu, l’assassin de Lumumba, et au rival de droite du MPLA, l’UNITA, allié des Américains. Le Maroc accueille des mercenaires français en route pour déstabiliser des régimes de gauche, au Bénin ou en Guinée Conakry. A partir des années 1970, la politique africaine du Maroc sera principalement guidée par la question du Sahara. On veut convaincre le maximum d’Etats africains d’adhérer à la cause sacrée. Quand, à l’orée des années 1980, la République arabe sahraouie démocratique (RASD) intègre l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le Maroc, qui figure parmi les membres fondateurs de cette institution, en claque la porte. Le royaume compte alors sur ses vieux alliés sénégalais, gabonais et équato-guinéens pour porter sa voix au sein de l’instance et laisse la diplomatie parallèle, notamment les confréries le liant à l’Afrique de l’ouest, défendre sa cause nationale. Mohammed VI doit quant à lui tenir compte d’une nouvelle donnée dans sa politique africaine. Le mot d’ordre est désormais à la lutte contre le jihadisme. Le Maroc a ainsi facilité l’intervention française au Mali en ouvrant son espace aérien aux Rafales de l’Hexagone.

 

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