Noirs et pas noirs

Par Karim Boukhari

Beaucoup de Marocains ignorent qu’ils sont africains. Même quand ils connaissent les tracés de la géographie, les arcanes de l’histoire, les incessants ballets de la diplomatie souterraine, les secrets de la haute finance et de la coopération économique, et deux ou trois slogans tirés du discours officiel. Ils ignorent qu’ils sont africains même s’ils savent qu’ils le sont. Ils le sont et ils ne le sont pas à la fois. L’hémisphère gauche de leur cerveau leur rappelle qu’ils sont africains, et le droit leur dit : tu parles ! Vous me suivez ?

Pour expliquer cette incroyable anomalie, je vous propose deux pistes de réflexion. La première nous mène… à l’esclavage. Oui. Les sociétés arabes et musulmanes ont été les dernières à se défaire de ce terrible reliquat des temps anciens. Il en restera toujours quelque chose. L’organisation tribale, clanique, extrêmement stratifiée, des castes et des classes sociales, ralentit l’émancipation mentale et nous maintient, quant à nous, dans des schémas où la couleur de la peau joue un rôle important : celui qui est plus clair (européen, nord-américain) est supérieur, le plus foncé (noir africain) est inférieur. Les deux versants renvoient à la même conception du monde et prolongent la hiérarchisation de la société esclavagiste : les blancs tout en haut et les noirs tout en bas. Les uns et les autres n’appartiennent pas à la même terre même s’ils y sont nés et y ont vécu ensemble.

La deuxième piste de réflexion que je vous invite à explorer s’appelle… le berbérisme. Et son pendant : l’arabisme. Il n’y a que chez nous que berbérité et arabité ont été si longtemps opposées que l’une a été pensée comme le contraire de l’autre, voire sa négation. L’histoire de l’islam est très courte par rapport à l’histoire du monde. Elle est récente. La conquête de l’islam n’a pas été simplement idéologique puisque des hommes sont venus d’Arabie pour s’installer en terres berbères. De cette invasion-domination est née une confusion que nous vivons encore de nos jours : le sentiment, voire la conviction, que nos “frères” n’habitent pas nos terres, notre continent, mais l’Arabie. 

Le mépris pour le continent noir, qui est sans limite, est si ancien qu’il a intégré jusqu’aux petites normes de la vie quotidienne. A la télévision, un commentateur chevronné peut confondre, en souriant, Zambie et Zimbabwe, ignorer que le Zaïre s’appelle depuis belle lurette RDC. Le sourire du gaffeur vient d’un double sentiment de puissance et d’impunité, et de l’inconséquence supposée de son erreur. Ce n’est pas bien grave, pense-t-il, si je me trompe sur le compte de ces gens-là. Dans la rue, pour appeler un Africain, on dit encore “le Sénégalais”. Traduisez le noir, l’être inférieur, le non individu, le non différencié, assimilé à la communauté des noirs. Cette attitude trouve un équivalent chez les “blancs” qui se contentent de nous désigner, quant à nous, par le globalisant et très indifférencié “les maures”.

Il y a quelques années, Driss Basri, alors numéro 2 du régime, avait salué publiquement l’arrivée de Kofi Annan (un noir) à la tête des Nations-Unies (une organisation de blancs) en insistant lourdement : “Oui, oui, nous saluons cet homme, cet Africain, cet Africain…”. Le pauvre Basri avait du mal à contenir son incrédulité, pour ne pas dire son hilarité, devant l’arrivée d’un “noir” à la tête du “monde”.

Même l’actualité du football nous rappelle combien nous méprisons le continent noir. Cela fait 37 ans que le Maroc n’a pas gagné la Coupe d’Afrique (CAN) et presque dix ans qu’il n’a pas passé le premier tour. Il se trouvera toujours des analystes et des experts pour nous expliquer que c’est à cause de la température, de la bouffe, de l’arbitrage, des gris-gris, des vuvuzelas, etc.