Nous revenons cette semaine sur le baisemain royal avec une position plus tranchée que jamais : stop, baraka, assez ! Comme vous pouvez le lire en pages intérieures (le dossier de couverture intitulé “Baraka ! Baisemain royal” sera mis en ligne sur notre site jeudi 24 janvier 2013), nous avons tenté de comprendre la nature du geste, sa signification, son histoire. Nous avons demandé à des chercheurs et à des décrypteurs du geste politique, voire protocolaire. Nous avons aussi interpellé des religieux et des hommes de foi. En gros, nous avons examiné la portée politique, historique et sociologique de ce rituel. Il en ressort que ce “geste”, qui est profondément enraciné dans les rapports qui lient le peuple à la monarchie, est avant tout une marque de respect (pour le monarque) et un honneur (pour celui qui lui embrasse la main). Evidemment. Mais l’erreur serait d’en rester là. Cette lecture normative présente en effet un lourd handicap : elle est figée dans le temps. Au moment où le code du baisemain a été inventé, avec ses multiples significations et, si l’on ose dire, toute sa fonctionnalité, le monde était encore féodal, la notion d’égalité entre les hommes n’existait pas, la communication et le souci de l’image d’un pays ou d’un souverain étaient une hérésie, et le Maroc était une agrégation de tribus qui prêtaient allégeance à un seigneur, le roi, qui régnait sur le bled makhzen et multipliait les harkas pour tenter de pacifier le bled siba. Le baisemain est un geste brutal qui correspondait à un monde en état de guerre permanente. Sociologiquement, il consacrait le principe de l’asservissement des peuples-esclaves et de la déification de ses maîtres-protecteurs. Ce monde n’existe plus, fort heureusement !
Légitimer aujourd’hui encore cet acte étroitement lié à la préhistoire revient à rétropédaler pour nous catapulter dans l’avant-monde.
De tous les chefs d’Etat arabes, rois ou présidents, Mohammed VI est le seul à perpétuer la tradition du baisemain. Une exception qui fait du Maroc et des Marocains la risée de leurs congénères arabes, qui ne sont pourtant pas des modèles d’émancipation. Ce code, cette exception, desservent le monarque lui-même car, comment peut-il jouer la carte de la “cool attitude” et du roi citoyen, alors que les gens se prosternent à son passage à lui comme à l’ensemble de sa famille ?
Qui peut accepter encore cela ? L’esprit cartésien, celui qui croit à la symbolique et à l’image, n’est pas le seul à refuser cet archaïsme. Le religieux aussi, puisqu’il sait que la prosternation et la soumission ne sont envisageables que devant Dieu.
Au début de son règne, Mohammed VI a eu l’intelligence de sortir son épouse de l’ombre. Du statut de mère des princes, femme-matrice invisible, sans visage, limite sans identité, l’épouse du roi est devenue une femme, une “reine”, on l’appelle par son nom, on lui connaît une existence propre et des activités “normales” comme prendre part à une table ronde ou se balader sur la place Jamaâ El Fna (lire p 14). Ce geste de rupture avait brisé une “tradition” vieille de plusieurs siècles et je peux vous dire que cette tradition avait aussi ses adorateurs, ceux qui tentaient de nous en faire comprendre l’origine et la signification, s’obstinant par là même à nous la faire accepter.
Mohammed VI a donné un visage et un nom à son épouse. Un geste simple qui a énormément apporté au principe de l’égalité femmes-hommes. Un geste, je le répète, qui a fortement déplu aux gardiens du temple et aux milieux conservateurs. La question du baisemain présente aujourd’hui le même apparat. Pour aller dans le sens de l’histoire, il faut supprimer publiquement ce rituel. N’en déplaise aux traditionalistes qui n’ont pas compris que, dans le 21ème siècle, il est impossible de croire à l’égalité entre les hommes tant que des citoyens se jettent pour embrasser la main du chef de l’Etat.