La disparition, cette semaine, de l’hebdomadaire Actuel est un signal d’alarme. Elle est tombée comme un couperet : pour les professionnels des médias, bien sûr, mais aussi, comme nous allons le voir, pour les consommateurs, c’est-à-dire vous, amis lecteurs. La presse dite “papier” vit une crise sans précédent, dans le monde mais aussi, de plus en plus, au Maroc. Aux Etats-Unis, Newsweek a fermé boutique pour ne plus exister que sur le Net. En France, le journal le plus rentable en 2012 n’est pas un “papier” mais un site, MediaPart, fondé par un ancien du Monde. Encore plus proche de nous, en Espagne, El Pais, qui a accompagné et beaucoup facilité le passage de Franco à la démocratie, ne jure plus que par le Net, le “papier” étant, selon les termes employés par son directeur adjoint, “condamné tôt ou tard à mourir”. Au-delà de ce que l’on peut penser de ses causes et de ses conséquences, la crise de la presse est une réalité objective qui se résume en deux points essentiels : baisse des ventes et contraction du marché publicitaire. C’est une tendance mondiale mais aussi, désormais, marocaine. Derrière cette réalité, et en dehors de la crise économique qui affaiblit les grands annonceurs et de la prolifération des supports de publicité (les panneaux d’affichage, principalement) qui contracte encore plus les parts de marché qui reviennent à la presse “traditionnelle”, il y a, bien entendu, le paramètre Internet qui bouleverse la donne et pousse à la reconfiguration certaine de tout le marché, en induisant la création de nouveaux modèles économiques. Cela a commencé aux Etats-Unis avant de s’étendre peu à peu au reste de la planète : à quelques exceptions près, et quand ils ne mettent pas la clé sous la porte, les grands journaux sont absorbés par de grands groupes industriels, qui les gèrent sur le modèle des vases communicants et de la synergie des moyens et objectifs. Ces regroupements en série ont évidemment pour conséquence première, et c’est là où je veux en venir, la remise en cause du concept de “presse indépendante”.
De presse indépendante, un glissement est en train de s’opérer vers la notion de “presse privée”. Ce n’est pas la même chose, et la nuance, comme vous avez dû le relever, est de taille. Le Maroc, qui a eu tant de mal à enfanter une presse indépendante digne de ce nom, est évidemment concerné.
Mais à quelque chose malheur est bon. En retournant la crêpe, cette situation de crise peut, paradoxalement, profiter au lecteur. En gadgétisant son mode de consommation (tablettes, smartphones, etc.), le lecteur a inversé les rapports de force et c’est lui qui a aujourd’hui le pouvoir. Il lit plus, et plus de choses. Et sans rien débourser, la plupart du temps. Il est certes plus volatil, plus voyageur, mais aussi de facto un peu plus “libre”, et dans tous les cas plus consommateur. Au Maroc, par exemple, le constat est flagrant. L’écrit est passé de la confidentialité à la grande diffusion, via le Net. Et si la presse papier perd en vente, elle gagne, en revanche, en influence et en impact, en recrutant dans le même temps des lecteurs nouveaux, supplémentaires.
Toutes ces questions ont acquis aujourd’hui une importance extrême. Il y a du bon, du rassurant, mais aussi de l’inquiétant là-dedans. Le gros problème d’un pays comme le Maroc, à la presse si jeune, c’est qu’il attend toujours une vraie rencontre entre capital et savoir-faire. L’argent et l’humain. La machine et l’esprit. La raison et le cœur. L’avenir de la si fragile presse indépendante repose pourtant pour beaucoup sur cette rencontre…
Pour subsister, les plus pessimistes considèrent que la presse papier a le choix entre la peste et le choléra : s’adosser à un grand groupe et perdre en indépendance ou se numériser à outrance, ce qui est une manière de “disparaître”. Je fais plutôt partie des optimistes : le papier, même au Maroc, peut durer mais à condition de reconsidérer sa mission. Il ne s’agit plus d’informer à tout-va mais d’organiser ces torrents d’informations qui inondent vos smartphones, de les hiérarchiser, de leur trouver un sens, bref, de donner beaucoup plus à comprendre. Cela s’appelle apporter un plus et il y a encore de la place pour le faire.