J ’ai été sincèrement touché par la mort de Abdeslam Yassine, le fondateur et guide de la Jamaâ d’Al Adl Wal Ihsane. Ce n’est pas le genre de personne avec laquelle j’aurais aimé passer des vacances d’hiver, c’est sûr. Mais il ne suffit pas de s’opposer aux idées d’un personnage public pour le jeter au feu ou le considérer comme étant simplement insignifiant. Oh que non ! Au-delà de son profil et de son parcours totalement atypiques (lire article p 42), au-delà de ce côté pittoresque, très gênant, lié à certaines facettes de sa personnalité (les rêveries et les prophéties, le culte de la personnalité et la déification de sa personne), Yassine force le respect par deux points que l’on aurait tort de négliger : son courage et sa popularité. Les deux sont extrêmes. Et les deux ont su résister à l’épreuve du temps. Dans un pays comme le Maroc, c’est phénoménal. Au plus fort des années de plomb, le “fqih” qu’il était alors s’opposa farouchement, frontalement, à Hassan II. Il a été le premier religieux à le faire. Et ni l’emprisonnement, ni l’internement en asile psychiatrique, ni l’assignation à son domicile de Salé, n’ont eu raison de ses convictions. Il n’a pas fléchi sous Mohammed VI, non plus, même si celui-ci a levé son assignation. Il a, de tout temps, incarné une certaine rectitude morale, voire une forme d’exemplarité qui n’est pas le propre d’un désaxé mental mais d’un grand opposant politique. Nous sommes donc loin de la caricature du gourou d’une secte d’originaux. Le cheikh a été, au final, un des principaux opposants à la monarchie, un homme qui a beaucoup compté et dont les funérailles, la semaine dernière à Rabat, ont impressionné autant, sinon plus, que celles de Abderrahim Bouabid ou Allal El Fassi. Car le cheikh a eu le temps, dans des conditions extrêmement difficiles, de rassembler des dizaines de milliers d’adeptes, aboutissant à ce qui ressemble aujourd’hui au premier parti politique du royaume : la Jamaâ (1).
Ne pas partager les préceptes de Yassine, c’est une chose. Mais le réduire à une simple caricature et faire de sa mort une anecdote inconséquente, voilà qui relève de l’ignorance ou, pire, du mensonge. C’est pourtant ce qu’ont choisi de faire les principaux médias publics. A la télévision marocaine, par exemple, la mort de Yassine a eu droit à une dépêche orpheline, sans photo ni image. Pas de commentaires, pas d’informations, pas de reportage, pas d’analyse. Juste rien. Ce réflexe stalinien conforte l’idée que les médias publics marocains ne sont pas libres. Le Printemps arabe et l’arrivée des islamistes au pouvoir n’y ont rien changé. La marge de liberté de ces médias se confine à l’espace loisirs et divertissements. La rubrique information est fermée à clé. Le divorce du public avec ces médias est à ce niveau, et pas ailleurs.
Rendez-vous compte : la mort de l’un des hommes les plus influents du pays a eu droit à un zéro médiatique. On peut drainer 1% de la population marocaine mais être royalement ignoré par les médias publics. Des funérailles religieusement suivies par 300 à 400 000 personnes ne méritent pas une image, un commentaire… Je vous le disais plus haut, les médias publics sont fermés à clé, et la clé n’est pas dans la poche du ministre (islamiste, pourtant !) de la Communication mais ailleurs. Devinez où ?
C’est sur cette note que je vous remercie, au nom de toute l’équipe TelQuel, pour votre fidélité à ce magazine et vous donne rendez-vous dans deux semaines, pour une nouvelle année et de nouvelles aventures…
(1) entre membres actifs et sympathisants, Al Adl Wal Ihsane compterait entre 100 et 300 000 adeptes. Il est de ce fait le premier parti politique du Maroc même si, théoriquement, la Jamaâ n’est pas un parti mais une “association tolérée mais non autorisée”.