Musique. Amazigh sound system

Malgré les ravages du piratage, le business de la musique berbère est toujours aussi florissant. Zoom sur un marché à part, aux méthodes de production aussi artisanales qu’efficaces.

 

La période autour de l’Aïd Al Adha, c’est la haute saison pour la mousi9a amazighe. Dans les souks ou les gares routières, c’est la course à la nouveauté. “Il y a 45 artistes qui viennent de lancer leurs albums à l’occasion de l’Aïd El Kébir. La concurrence va être féroce, mais il y en a pour tous les goûts”, souligne Mohamed Khatabi, président de l’antenne gadirie du Syndicat national des musiciens. En plus des nouveautés, les best-sellers affichent une santé insolente. On retrouve des blockbusters comme Raïssa Tabaâmrant, Raïssa Rkia Damsiria ou Raïssa Tihihit. Sans oublier les incontournables Izenzaren et Oudaden, dont les disques se vendent comme des petits pains. Ailleurs, dans le Moyen-Atlas, en plus de Hadda Ouâakki, Bennaser Oukhouya ou encore Hammou Oulyazid, c’est le regretté Mohamed Rouicha qui continue de régner en maître incontesté, et son tube Inas Inas fédère même les non-berbérophones. Dans le Souss, au Moyen-Atlas ou dans le Rif, les artistes amazighs avaient pour habitude de sortir leurs albums à l’occasion de l’Aïd El Kébir, Aïd Al Mawlid ou au début de l’été juste avant la saison des mariages, alors que les enregistrements se faisaient en hiver. De ce fait, les artistes disposaient de travail presque durant toute l’année. Mais l’explosion d’Internet a bouleversé la donne, poussant les artistes à plus de créativité pour déjouer les pièges des nouvelles technologies.

 

USB m’a tuer

Comme partout, la plus grave crise de l’histoire du disque a déstructuré le marché de la musique amazighe. En plus de la baisse des ventes, une ville comme Agadir ne compte plus que deux ou trois boîtes de production. Résultat, les artistes ne sortent pas plus d’un album par an, juste pour avoir de la visibilité et être sollicités pour les mariages et autres fêtes…  Alors que le CD original coûte entre 13 et 15 DH, les copies pirates sont souvent accessibles à  partir de 3 DH. Mais le cauchemar des producteurs et des artistes sont les galettes où sont couchés tous les albums de l’artiste à des prix défiant toute concurrence, soit 20 DH, ou les clés USB aux capacités de stockage surdimensionnées. L’époque où des stars comme Raïssa Tabaâmrant ou Raïssa Tachinouit vendaient jusqu’à 90 000 exemplaires semble révolue. Aujourd’hui, les grands cartons dépassent rarement les 25 000 unités. “Normalement, l’artiste et le distributeur touchent chacun 1 DH par CD, alors que le coût de production est estimé à 7 DH. Si le disque ne se vend pas bien, les pertes sont donc conséquentes”, souligne le propriétaire d’un petit label à Agadir. Véritable ovni pour les “digital natives”, biberonnés à la culture du tout gratos, la cassette audio fait encore de la résistance grâce aux habitants de petites bourgades qui en sont encore à l’ère du bon vieux magnétophone, ainsi que les chauffeurs de taxi qui parcourent les pistes cabossées. Sauf que son coût de revient dépasse largement celui du CD, puisque la production revient à 5 DH et le prix de vente d’une unité est de 13 DH. 

 

Inventivité et débrouillardise

Pour lutter contre les ravages du piratage, les artistes redoublent d’ingéniosité. A commencer par leur rapport avec les sociétés de production, dont la mort annoncée s’accélère à un rythme affolant. En effet, habituellement, les producteurs payaient un forfait dont le montant varie en fonction de la notoriété de l’artiste. L’enregistrement bouclé, l’artiste cède sa galette au producteur qui s’occupe du reste : impression de CD ou cassette, promotion et distribution. “Une fois toutes les pistes enregistrées, je ramène le disque master pour l’impression à Casablanca chez des sociétés comme Nabilophone ou Sound Matic, qui produisent à l’échelle industrielle”, explique Mohamed Khatabi. Mais vu que le retour sur investissement ne permet plus aux deux parties d’entrer dans leurs frais, certains artistes n’hésitent plus à produire eux-mêmes leurs disques en ayant recours à des studios d’enregistrement particuliers, connus ou moins connus. “Avec les technologies de plus en plus performantes, il suffit d’invertir 30 000 DH pour acquérir du bon matériel d’enregistrement et de mixage et  produire un CD de très bonne qualité”, analyse Mohamed Jamaâ, ingénieur de studio d’enregistrement. Les artistes confirmés, eux,  préfèrent les studios ultra-équipés situés à Casablanca, Rabat ou Tanger. C’est le cas de Aziz Belmoudden, 67 ans, un des virtuoses du rebab (instrument à quatre cordes pincées et frottées avec un archet) dans le Souss et qui compte à son actif pas moins de 700 albums enregistrés avec différentes générations d’artistes. “Généralement, ça prend quatre jours à une semaine pour enregistrer un album, en fonction de la maîtrise des mélodies et des textes. Il faut ensuite débourser 150 DH par heure d’enregistrement”, nous confie Aziz Belmoudden. 

 

Back dans les bacs

Au Maroc ou à l’étranger, la distribution de la musique amazighe peut compter sur les relais d’un réseau étoffé de commerçants. Ainsi, une fois produits, les cartons de CD sont expédiés partout où le producteur dispose de ses clients habituels. “J’envoie à mes partenaires des quantités de CD dont la valeur peut dépasser 60 000 DH, qui sont vendus à Souk Koréa ou à Derb Ghallef à Casablanca. Ces deux marchés donnent aux artistes une meilleure visibilité sur leurs œuvres”, souligne ce producteur. Ces disques, achetés au prix de gros (soit 12 DH), se retrouveront sur les étals de tous types de commerces, des épiceries aux parfumeries en passant par les magasins de vêtements, de Tanger aux provinces du Sud. “D’autres artistes financent à perte leurs albums, en produisent 1000 copies et en chargent leur sac à dos pour les distribuer eux-mêmes auprès des commerçants, juste pour faire passer le message qu’ils existent et pouvoir décrocher du boulot dans des mariages”, nous confie ce producteur. A l’étranger, la diaspora marocaine constitue une bonne clientèle pour les artistes en termes de vente de CD ou d’opportunités de tournées avec des cachets très conséquents. Il suffit de faire un tour dans le réseau Fnac ou chez les disquaires de Barbès à Paris pour se rendre compte que les disques d’Oudaden ou Izenzaren font toujours recette. Idem au quartier Molenbeek à Bruxelles ou à Amsterdam, en Hollande, où la musique rifaine enregistre de bonnes ventes. Par ailleurs, des groupes comme Oudaden ou Izenzaren ont fait leur entrée sur les sites de vente en ligne avec des singles à 0,99 euro. Pour continuer à exister, malgré la concurrence déloyale d’Internet et du piratage, la production musicale amazighe peut compter sur un patrimoine immense à mettre au goût des nouvelles générations ainsi que sur des paroliers et compositeurs désireux de relever le défi.

 

Histoire. Il était une fois la Nayda amazighe…

Une chose est sûre, le son amazigh a toujours su se régénérer. Autrefois, les puristes étaient imbibés des sons des pères fondateurs comme Lhaj Belaïd, aux poèmes parlant de la vie, de l’amour, de pèlerinage à La Mecque… La scène  artistique soussie a même connu une sorte de Nayda durant les années 1970. L’arrivée d’une génération constituée de groupes comme Ousmane, Izenzaren ou encore Oudaden bouleverse les canons musicaux et les goûts d’un public qui va les adopter presque naturellement. “Imaginez une bande de hippies qui fait de la musique amazighe en jouant de l’orgue et du violon.  Il fallait une dose de culot et un public connaisseur pour que la révolution se mette en marche”, souligne Tarik Maâroufi, un des membres fondateurs du groupe Ousmane. Depuis quelques années, ce sont des bands comme Amarg Fusion qui ont pris la relève en s’ouvrant à des sonorités de la world music telles que le reggae, le gnaoui ou le chaâbi. “Nous avons les talents qu’il faut, mais nous ne savons pas encore vendre notre musique à l’international”,  conclut Brahim El Mazned, directeur artistique du festival Timitar.

 

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