Je me souviendrai toujours de cette longue, longue journée d’automne, ou de printemps, pardonnez mon imprécision, passée avec ce vieux monsieur passionnant, intrigant, soigneux, avec son incroyable air de père Noël fatigué et sans la barbe, et ses grandes idées complètement révolutionnaires mais distillées avec des petits mots anodins, simplement, humblement. Du pur nectar. Le vieux père m’a longtemps observé en souriant du coin des lèvres, et écouté, avant de me dire, tout à fait gentiment, posément, dans un bel arabe digne des plus grands poètes de l’ère omeyyade : “Mais, mon jeune ami, je comprends que les comme toi puissent avoir un problème avec la Sunna et la Charia et, à dire vrai, je partage vos doutes. Il y a des préceptes de l’islam qui ne cadrent plus avec notre temps, et moi je le dis : si ces préceptes sont inscrits dans une page du Coran ou un Hadith, eh bien il ne faut pas hésiter à déchirer cette page. Pour le bien de la Oumma !”.
L’auteur de cette tirade s’appelle Gamal Al Banna, petit frère de Hassan, fondateur de la confrérie des Frères Musulmans égyptiens, qui ont changé la face de l’islam, des pays arabes et, un peu, du monde que nous vivons aujourd’hui. Il a 92 ans, il est profondément croyant, c’est l’une des plus hautes voix de l’islam contemporain, même s’il n’est pas en odeur de sainteté chez les gardiens du temple d’Al Azhar, et il dit haut ce que nous savons sans vraiment oser le dire : certains codes dictés, ou tolérés, par l’islam sont caducs. Et rétrogrades. Il faut les bannir. De préférence sans risquer l’anathème ou la foudre des mollahs qui se cachent en nous.
Je me suis rappelé des mots de ce cher visiteur d’un jour brumeux à Rabat, à qui je souhaite longue, longue vie, et à qui j’ose espérer que ces lignes écrites lui seront traduites et lui parviendront un jour, quand j’ai lu, stupéfait et atterré, les nouvelles statistiques sur le mariage des mineurs au Maroc. Il est en hausse, passant, l’espace d’une année, de 33 000 cas à 41 000. Une honte.
Le mariage des mineurs, qui est une pratique si courante au Maroc, tire sa légitimité de la Sira nabaouiya (vie et parcours du prophète de l’islam). Si lui l’a fait, pourquoi pas moi ? Ainsi raisonne, donc, aujourd’hui encore, la conscience bien tranquille, assuré d’être sur le droit chemin, un monsieur sur le point de “convoler” avec une fillette de 10 ou 12 ans. Le viol est alors habillé en mariage et la “femme” devient une offrande transmise d’un tuteur à l’autre. Bien sûr, cette même “femme” peut parfaitement se retrouver répudiée quelque temps plus tard. Tout cela est possible et même fréquent et, dans le Maroc qui a pourtant réformé son Code de la famille en 2004, des milliers de jeunes filles peuvent aujourd’hui afficher la pancarte “14 ans, mariée et divorcée” sans que cela ne dérange personne.
Pour paraphraser le vieux Gamal Al Banna, puisqu’une telle ignominie est inscrite sur une page de la Moudawana(1), eh bien il ne faut pas hésiter à la déchirer ! C’est ce que les Marocains devraient faire, au lieu de se focaliser sur le débat actuel, et tout à fait ridicule, qui tourne autour de la fixation de la “barre” du mariage à 16 ans. Le mariage des mineurs est une barbarie, il faut l’interdire par la loi, et tant pis si la Charia et la Sunna l’autorisent.
(1) Les articles 20 et 21 de la Moudawana, censés réprimer le mariage des mineurs, produisent l’effet contraire puisqu’ils ouvrent un boulevard devant le juge de la famille en certifiant que celui-ci “peut autoriser le mariage du garçon et de la fille avant l’âge de la capacité matrimoniale (18 ans)”.