Mawazine. Un miracle royal

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Une brochette de méga-stars mondiales, des shows grandioses, plus de 2 millions de spectateurs attendus… et des zones d’ombre politico-financières. Enquête sur un festival pas comme les autres.

« Il n’y aura pas de spectacles sons et lumières à Mawazine”, regrettait en 2005 le président du festival rbati Abdeljalil Lahjomri. A la veille de l’événement, il n’avait pas trouvé d’argent pour financer le spectacle Machahid, une histoire de Rabat racontée et projetée sur les remparts de la ville. “Il suffit que des sponsors s’y intéressent et y croient pour installer Machahid tout au long de l’année”, espérait Lahjomri, qui ramait sec pour trouver de quoi faire vivre son festival orienté “musiques du monde”. à l’époque, le clou de la manifestation était le concert de Abdelwaheb Doukkali, un chanteur familier du public marocain qui le voyait le samedi soir à la télé. Pas de quoi casser la baraque. Mawazine était un festival pépère, s’inscrivant dans un agenda culturel surchargé, à l’ombre de manifestations plus grandes que lui : Essaouira, Timitar et le festival de Casablanca. 

La grenouille devenue bœuf
Cinq ans à peine plus tard, la donne a changé de fond en comble. Fini les vaches maigres, bonjour l’herbe bien grasse qui fait les belles laitières hollandaises. En 2010, Mawazine croule sous les sponsors, tous prêts à dégainer le chéquier pour associer leur image à la pluie de stars internationales qui s’est abattue sur le festival. La manifestation musicale ne se contente plus de jouer des coudes dans la foule des festivals marocains. Non, elle bombe le torse désormais, avec pour mètre étalon, non plus les frontières étriquées du royaume, mais la mappemonde. “Mawazine est devenu l’un des plus grands festivals du monde”, se réjouit un membre du staff. La grenouille s’est faite plus grosse que le bœuf sans pour autant éclater. A quoi tient ce miracle de la nature ? Comme beaucoup de miracles au Maroc : à un désir royal. 
En 2005, Mohammed VI est enthousiasmé par le succès populaire de la première édition du festival de Casablanca. Il veut une manifestation du même acabit à Rabat. Il décide de doper Mawazine en nommant à la tête du festival son secrétaire particulier Mounir Majidi. Le monsieur business de M6, qui vient remplacer le discret directeur du collège royal (Lahjomri), n’est pas choisi par hasard. Il est là pour trouver le nerf de la guerre afin de booster Mawazine. Il a bien rempli sa mission puisque le festival bénéficierait aujourd’hui d’un budget de 100 millions de dirhams, d’après les estimations de plusieurs acteurs du secteur culturel. Pourtant, l’organisation continue d’annoncer un chiffre officiel de 27 millions de dirhams, soit deux fois et demie à peine le coût de Timitar aux moyens extrêmement plus limités. Un excès de modestie, mais surtout une énigme mathématique. Démonstration par les chiffres. 

Une star, ça coûte
Il y a d’abord les stars, et leurs cachets tenus secrets. L’équipe de Mawazine ne lésine pas sur les moyens pour aller les pêcher dans la “short-list”, comprenez la liste des grosses pointures du show-business, dans le jargon de l’événementiel. Elle se déplace aux quatre coins de la planète pour démarcher les stars et négocier leurs prestations. 
La pédale sur l’accélérateur d’année en année, Mawazine s’est offert six stars pour l’édition 2010 : Elton John, Sting, Carlos Santana, Mika, Julio Iglesias et BB King. Selon les estimations des professionnels du secteur, pour un concert de Sting en tournée il faut compter au moins 500 000 euros, 450 000 euros pour Elton John, entre 250 000 et 350 000 euros pour Carlos Santana, 200 000 euros pour Mika et 120 000 euros pour BB King et Julio Iglesias. En tout, ce plateau de stars coûterait théoriquement plus de 18,5 millions de dirhams, soit déjà plus de la moitié du budget annoncé. Ce n’est pas tout. A ce montant, il faut ajouter la centaine d’artistes programmés qui perçoivent en majorité, toujours selon les estimations des professionnels de l’événementiel, un peu moins de 20 000 euros chacun. Bref, rien qu’avec les cachets, Mawazine dépasserait de loin son budget officiel. Une source proche de Mounir Majidi affirme, pour sa part, que “les stars invitées cette année ont fait des tarifs sacrifiés à Mawazine”. Combien ? “Ils ne peuvent pas les divulguer, pour des raisons de confidentialité contractuelle avec les artistes”, poursuit notre source. Soit…
Mais l’énigme comptable ne s’arrête pas là. Recevoir des stars ne se limite pas à payer leurs prestations. C’est toute une logistique ponctuée de frais annexes : “Il faut aussi avoir les moyens de payer les billets d’avions à profusion pour l’entourage des stars, les excédents de bagages et leurs petits caprices”, explique le directeur artistique d’un festival. 
Tous ces à-côtés génèrent des coûts supplémentaires conséquents pour Mawazine. Par exemple, lors de l’édition 2009, Whitney Houston a exigé par contrat qu’on prenne en charge son frère, son neveu et sa nièce venus au Maroc faire du tourisme. C’est encore pire avec les stars moyen-orientales, l’autre produit d’appel de Mawazine. “Ils ne fixent pas leurs exigences par écrit contrairement aux artistes occidentaux. Certains peuvent décider de prolonger leur séjour car ils se sentent bien au Maroc”, explique un membre du staff Mawazine. 

Scènes king size
Ce sont des vacances aux frais de la princesse. Mais quand on aime, on ne compte pas, surtout si le baromètre de l’amour est fixé par Mohammed VI. “Il n’y a pas de mesure dans une volonté royale. Alors on met le paquet”, résume un membre de l’organisation. 
Selon plusieurs sources, en effet, le monarque valide lui-même les têtes d’affiches programmées à Mawazine, aux petits soins pour son festival, comme dans le cas de Sting. L’orchestre symphonique royal a ainsi été mis gracieusement au service de l’événement pour la prestation de l’ex-leader de Police : “Sting aurait coûté trop cher s’il avait fallu prendre en charge l’orchestre philharmonique qui doit l’accompagner lors de sa tournée 2010”, confie l’un des organisateurs. 
Mawazine, sous influence royale, ne regarde plus à la dépense. Le festival rbati est même le seul événement culturel à posséder quatre de ses scènes, les plus grandes, sur lesquelles se produisent les têtes d’affiches. “Un appel d’offres a été lancé en 2008 par Primarios (ndlr : société royale qui, en plus de faire dans l’ameublement, gère l’intendance des palais royaux) pour l’achat de quatre grandes scènes pour le festival de Rabat, à plus d’un million d’euros l’ensemble”, nous explique Raymond Schweitzer, Pdg de la société Stacco, référence mondiale dans la conception et les réalisations scéniques et l’une des sociétés candidates à l’appel d’offres. Ce dernier a-t-il été mené jusqu’au bout ? Les plus grandes scènes de Mawazine (et du Maroc) ont-elles bien été acquises par Primarios ? C’est probable, même si, contactés par TelQuel, la société n’a souhaité ni confirmer ni infirmer l’information.. 
De toute évidence, il faut disposer de moyens tout aussi conséquents pour faire marcher ces scènes gargantuesques. Là encore, faute de chiffres fournis par l’équipe de Mawazine, qui entretient l’omerta sur les questions budgétaires, il faut nous rabattre sur les estimations du marché. Selon ces dernières, il faut compter au minimum 12 millions de dirhams pour le fonctionnement des quatre grandes scènes pendant les neuf jours du festival. En plus de ces grosses cylindrées, faire le plein des cinq autres scènes plus modestes de Mawazine coûterait au bas mot 5 millions de dirhams. “Lors des premières éditions, nous avions 60 employés sur les scènes du festival. Mais depuis deux ans, nous sommes en moyenne 170. Les fiches techniques des stars sont plus exigeantes que pour d’autres festivals, et nos prestations ont donc un coût plus élevé”, explique Ahmed Kilmi, directeur de la société en charge du son et des lumières sur cinq scènes du festival. Au final, le montant global pour l’installation et la gestion technique se chiffrerait au minimum à 17 millions de dirhams. Si on y ajoute les cachets des têtes d’affiches (estimés, pour rappel, à 18,5 millions de dirhams), la facture exploserait allégrement le budget annoncé de 27 millions de dirhams. C’est d’ailleurs un secret de polichinelle chez les professionnels de l’événementiel : “Avoir un budget précis sous-entendrait qu’il y ait une limite à ne pas dépasser. Là, on a davantage le sentiment que c’est buffet open”, résume un organisateur de festival. 

Sponsors à la pelle
Dans le rôle des traiteurs qui nourrissent Mawazine, on retrouve beaucoup de grands opérateurs économiques publics et privés (voir infographie). Ils se bousculent même au portillon pour sponsoriser le festival depuis que Mounir Majidi en a pris les rênes. C’est ainsi que Mawazine, qui comptait 11 sponsors en 2007, s’appuie sur le double en 2010. Ce miracle (encore un) tient au côté deus ex machina du business de Majidi. A la tête de Siger, tête de pont des holdings royaux, il a mis tout naturellement à contribution ses propres filiales, et a réussi à convaincre sans peine un Othman Benjelloun ou un Aziz Akhannouch de mettre la main à la poche. Chacun a lâché près d’1,5 millions de dirhams pour être de la fête. “Tous les présidents de festivals passent des coups de fils aux PDG pour obtenir leur sponsoring”, explique un connaisseur du milieu. Sauf que Mounir Majidi n’est pas n’importe quel PDG… Du coup, la liste des sponsors est pléthorique, et compte bien des étrangetés. “Certains festivals ont au maximum deux banques comme sponsors”, explique un spécialiste de l’événementiel. A Mawazine, elles sont quatre, soit deux de trop sur la photo, alors que la règle veut qu’on ne s’affiche jamais avec autant de concurrents. 
Une bénédiction pour le festival, et ce n’est pas la seule. La société émiratie Sama Dubai, sponsor major en 2009 à hauteur de 10 millions, s’est retirée cette année du fait de la crise économique qui a frappé de plein fouet Dubai. Pourtant, la perte de cette manne financière n’a pas empêché Mawazine de retomber sur ses pattes. Le festival a trouvé sans peine un Zorro. Il s’agit de Jlec, une société émiratie spécialisée dans les centrales électriques, propriété de la famille régnante d’Abu Dhabi connue pour être proche de Mohammed VI. L’entreprise, qui a obtenu une concession juteuse de 30 ans sur la production d’électricité au Maroc, a signé sans sourciller un chèque de 10 millions de dirhams pour aider Mawazine. Une goutte d’eau dans un tsunami de bénéfices 

 

Business. La culture, ça rapporte gros 
Businessman avant tout, Mounir Majidi est en train de transformer Mawazine en véritable entreprise déployant une stratégie marketing offensive. En 2009, Maroc Cultures a ainsi mis en ligne une offre de recrutement d’un directeur général où les attentes de l’association étaient clairement exposées : “Veiller à l’application de la politique commerciale et marketing définie [… ] assurer la rentabilité financière de Maroc Cultures”. Le profil recherché était définitivement orienté business, tout comme la communication du festival qui met désormais l’accent sur la partie payante de l’événement : les billets vont de 100 à 600 dirhams et les carnets, de 1000 à 2000 dirhams. 
Béni des dieux, le festival jouit d’un large réseau de distribution avec, entre autres, les agences Maroc Telecom et les succursales de Jet4you. Un système de points de ventes mobiles a aussi été mis en place, complété par la livraison à domicile grâce à une armada de voitures Smarts et de tricycles. 
Autre fait inédit pour un événement culturel : Mawazine a lancé une tombola par SMS avec à la clé des voitures à gagner. Une par jour durant toute la durée du festival. Et comme le hasard fait bien les choses, il s’agit de Peugeot et de Citroën, des marques distribuées par Sopriam, une filiale de l’ONA. A la clé de cette tombola, du cash pour le festival, puisque chaque SMS envoyé coûtera 9 dirhams HT.
Le festival rbati est aussi devenu une marque déposée, avec des boutiques à son nom, proposant des produits dérivés. Situés dans la gare de Rabat-Ville et au Twin Center de Casablanca, les “Mawazine Store” commercialiseront cette année “des tee-shirts, casquettes et autres goodies à l’effigie des artistes favoris des festivaliers”, annonce la direction du festival.

 

Sécurité. Des sous, encore des sous…
Le malheureux incident survenu l’année dernière au stade de Hay Nahda, faisant onze morts et 40 blessés, a été une ombre au tableau de Mawazine. Le festival royal était gâché pour Mohammed VI qui s’est empressé d’ordonner une enquête afin de déterminer les causes et les circonstances du drame. Malgré les 500 agents de compagnies mobiles d’intervention, les cinq unités de forces auxiliaires, les 300 agents de police et les 60 agents de protection civile, le drame n’a pas pu être évité. Pour cette édition, les moyens sécuritaires ont été considérablement renforcés, le festival a sorti l’artillerie lourde. En plus de l’augmentation des effectifs sécuritaires, des caméras de surveillance ont été installées un peu partout dans Rabat, et une cellule spécialisée en mouvements de foule a été mise sur pied. “L’équipe de sécurité s’articule autour de spécialistes français et marocains qui se préparent à surveiller le festival depuis juin dernier. Ils ont été formés pour pouvoir intervenir en temps réel si une anomalie est détectée”, nous explique l’un des organisateurs. Un dispositif de sécurité conséquent donc, et une nouvelle ligne de crédit qui vient s’ajouter au lourd budget du festival.

 

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