36 ans après sa disparition, la réédition de ses œuvres nous rappelle combien Abdessamad Kenfaoui était un “père” pour le théâtre marocain. Portrait.
Le 27 mars 1976, à Casablanca, Kenfaoui s’éteignait, tirant sa révérence à la vie, au Maroc, et à ses amis et disciples de l’aventure du théâtre marocain moderne. Tayeb Seddiki, Mohamed Saïd Afifi, Ahmed Tayeb El Alj et Abdallah Chakroun s’accordent à dire qu’il en était le pionnier. “C’était un homme d’une grande culture et d’une infinie modestie”, raconte Boubker Monkachi, ancien responsable de la rédaction de Maghreb Informations, le journal de l’Union marocaine du travail (UMT). “Il était l’honnêteté incarnée. Très proche du peuple et de ses maux… Il rêvait d’un Maroc meilleur, plus moderne, moins corrompu, plus juste”, poursuit avec émotion cet ami de la première heure.
Cet enfant de Larache, né en 1928 dans une famille de notables, d’un père polygame et d’une mère au caractère bien trempé, était voué à un avenir brillant. Son excellent cursus primaire lui a valu une place au collège Moulay Youssef de Rabat. Il y obtient son bac, tout en officiant comme bibliothécaire au sein même de l’établissement, avant d’entreprendre des études de droit. Passionné de théâtre dès son plus jeune âge, il intègre le département de la Jeunesse et des Sports au début des années cinquante. Il rejoint par la suite le centre de formation de Maâmora, où son talent est très vite remarqué par André Voisin, homme de théâtre qui a formé de nombreux artistes marocains de l’époque, dont il devient l’assistant.
Darija, ma mère
Kenfaoui rêve alors de créer un théâtre moderne mais “marocain”. Il est d’ailleurs l’un des premiers à avoir défendu la darija en tant que langue à part entière. “Il voulait parler aux Marocains dans le langage qu’ils comprennent. Le théâtre était son instrument pour diffuser la conscience et améliorer la condition de ses compatriotes”, explique Monkachi, qui voyait en lui “un être tourmenté. L’ignorance, la corruption, l’injustice et l’exclusion des Marocains hantaient son existence. Le théâtre était son arme pour dénoncer tous les travers de cette société”.
Acteur talentueux, metteur en scène inspiré et surtout auteur d’une grande finesse, Kenfaoui a laissé un legs d’une valeur inestimable : Soltane Tolba, Moula nouba, Bouktef et Soltane Balima resteront dans le répertoire théâtral marocain comme des œuvres maîtresses. “Le théâtre marocain, dont il était peut-être le pionnier le plus efficace, s’est montré ingrat envers lui”, écrivait Saïd Seddiki (alias Azizi) dans le journal Al Maghrib (mars 1978), deux ans après sa mort. “Mis à part la commémoration du premier anniversaire de sa mort par Tayeb Seddiki — pour lequel il fut l’aîné incomparable, l’initiateur éclairé et l’ami de toujours —, aucune rampe ne s’est illuminée en son honneur”, lit-on dans cet hommage posthume.
Diplomate avant l’heure
Au moment de l’indépendance, Kenfaoui rejoint les rangs… du ministère des Affaires étrangères. Il occupe le poste de consul à Strasbourg puis à Bordeaux, avant d’être nommé attaché culturel à l’ambassade à Paris. Mais cette carrière diplomatique fut de courte durée. En effet, suite à une grève au ministère en 1961, il a choisi de quitter le circuit. C’était “un acte de solidarité avec les fonctionnaires licenciés à la suite des mouvements sociaux, et c’était cohérent avec son engagement politique et humain”, explique sa compagne, Danièle Kenfaoui, restée fidèle à sa mémoire et à son héritage.
En quittant la diplomatie, Kenfaoui intègre alors l’UMT et devient responsable de la formation syndicale. “En fait, il n’était pas tout à fait étranger à la lutte syndicale. Il a toujours été porté par son sens de l’engagement, du dévouement aux idéaux et par un souci rare de la qualité, du devoir, et du travail bien fait”, témoigne Mahjoub Benseddik, chef historique de l’UMT, en préfaçant l’une des œuvres de Kenfaoui publiée à titre posthume.
Kenfaoui a d’ailleurs été l’initiateur du théâtre dit travailliste, qui a joué un rôle intéressant dans la “conscientisation” des classes ouvrières. Il y pratiquait un théâtre “enragé”, comme disaient ses détracteurs. Il a également représenté la centrale syndicale dans de nombreux congrès internationaux.
Né pour militer
Habité, comme le rappellent ses disciples, par “le peuple et l’art”, son obsession était de combattre l’ignorance et de faire avancer son pays. Et si les maux de la société étaient des sources d’inspiration pour ses écrits, ils étaient aussi à l’origine d’une grande tristesse qu’il noyait dans l’alcool et le tabac. Dans des propos rapportés par Danièle Kenfaoui, Arsalane El Jadidi (qui fut ministre de la Jeunesse et des Sports) raconte que Hassan II aurait dit en parlant de Kenfaoui : “S’il n’était pas comme il est, il aurait eu ta place !”
Ses multiples fonctions — au syndicat, à la CNSS puis au ministère du Travail ou encore à celui de la Jeunesse et des Sports — ne l’ont jamais éloigné de l’écriture. Il a d’ailleurs terminé sa pièce en quatre actes, Bouktef, alors qu’il était inspecteur général au ministère. L’œuvre fut censurée en raison de sa verve militante, dénonçant corruption, abus de pouvoir et injustices. Boubker Monkachi, son camarade de toujours, se souvient encore que, suite à cela, Kenfaoui s’est adressé à un ancien ministre proche de Hassan II, en lui déclarant : “Dis à ton ami que Shakespeare était le plus grand des antimonarchistes. Je ne comprends donc pas qu’il m’ait interdit Bouktef.”
Pour la petite histoire, Kenfaoui n’a jamais accordé d’importance à l’argent. “Il m’a donné ‘une vie de gueux à deux’, comme il aimait à répéter”, raconte Danièle Kenfaoui. “Tout ce qu’il possédait allait à sa famille, à ses amis et aux gens qui sollicitaient son aide. J’avais du mal à comprendre son comportement. Mais avec le temps, je me suis rendu compte de la valeur de sa générosité. 36 ans après sa mort, son souvenir est toujours vivant dans l’esprit de ses proches, de ses amis et de ses disciples”, résume-t-elle avec émotion. Que dire de plus?
Profil. Ghiwani a khouya Dramaturge, homme de lettres et militant, Abdessamad Kenfaoui a été à l’origine de la découverte de grands talents artistiques. Il n’était pas étranger à l’éclosion de Nass El Ghiwane, qu’il n’a cessé de soutenir et de promouvoir jusqu’à ses derniers jours. Il fut notamment derrière le premier concert que les “Rolling Stones marocains” ont donné à l’extérieur du royaume, à Alger en 1972. Pour lui, ce groupe était la représentation d’une culture marocaine à la fois séculaire et actuelle, engagée dans son temps et ouverte sur l’avenir. Cette formation mythique, issue de la grande école du théâtre marocain moderne dont Kenfaoui fut l’un des initiateurs, lui a d’ailleurs rendu hommage dans l’un de ses succès, Lhmami, à travers cette rime de Larbi Batma : “Kyet elli ma rda 3lih El Kenfaoui”. Eh oui ! |
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