Livre. Islam et (ou) démocratie, allons-y

Dans Le Cheikh et le Calife, sociologie religieuse de l’Islam politique au Maroc (Ed. Tarik, 2011), le sociologue Youssef Belal analyse l’articulation entre le politique et le religieux et conclut à leur séparation de fait. Extraits choisis.

Le Maroc est bel et bien en voie de sécularisation. Tel est l’argument de Youssef Belal, docteur en sciences politiques et chercheur au Centre d’études et de recherche Aziz Belal (son père) à Rabat, qui vient de publier sa thèse, initialement intitulée Le Réenchantement du monde : autorité et rationalisation en Islam marocain. Youssef Belal, qui s’intéresse aux théories et pratiques de la démocratie, se penche sur les discours et les représentations de trois acteurs majeurs au carrefour du religieux et du politique : la monarchie, Al Adl Wal Ihsane et le PJD. Le Cheikh et le Calife est un ouvrage bien écrit et abondamment documenté, qui prend à rebours l’analyse, jugée “néo-orientaliste” des mouvements islamiques : alors que des chercheurs comme Olivier Roy ou Gilles Kepel y voient des mouvements d’abord politiques, Youssef Belal sort de deux ans d’enquête de terrain avec la conviction que leurs militants ont d’abord un engagement religieux. L’intérêt du livre est qu’il croise témoignages de militants, écrits et déclarations des principaux acteurs. Le propos de Youssef Belal prend son sens grâce à la relecture qu’il fait des transformations du religieux depuis près d’un siècle, et grâce aux parallèles avec les théologiens classiques. Avec une approche wébérienne, il décrit l’économie symbolique de ces mouvements, interroge la nature de leurs leaderships, leurs sources de légitimation à divers moments de leur histoire, leurs ressorts psychologiques et sociologiques, leurs mises en scène et leur ouverture au pluralisme décisionnaire. En décortiquant les divers modes d’articulation entre islam et pouvoir, pragmatique et contingente dans le cas de la monarchie, messianique dans celui du mouvement de Abdeslam Yassine ou entrepreneuriale avec le PJD, il pose la question de la démocratie, en ce qu’elle implique de débat public et de pluralisme. Un livre important dans notre contexte de contestation de l’autoritarisme…

La lettre de Yassine à Hassan II
En envoyant une telle lettre à Hassan II, Yassine mesure très bien les conséquences d’un acte en apparence sans intérêt. Il sait que pour accéder à la sainteté – et prétendre à la tête d’une confrérie, lui qui a été écarté au profit d’un “usurpateur” – il doit survivre à une grande épreuve. Il lui manque ce haut fait qui lui permettrait de faire de sa biographie une hagiographie, et de rendre crédible sa prétention à la sainteté (…). L’acte de Yassine est donc un pari sur le futur dont il peut tirer de larges bénéfices symboliques au moment de la création de sa Jamaâ. C’est un acte qui comporte des risques somme toute limités, car Yassine ne représente que lui-même et il ne constitue pas une menace que le régime doit prendre au sérieux. On ne lui connaît aucun activisme et il n’a derrière lui ni parti politique ni organisation clandestine. Après avoir neutralisé l’Armée de libération, maté la gauche blanquiste et survécu à deux putschs, Hassan II ne voit en Yassine qu’un fqih illuminé issu de la confrérie des Boutchichis et orchestrateur d’une vaste comédie. Dans le même temps, Hassan II est un roi qui fait peur aux Marocains. Il symbolise la hiba, la terreur du père, légitime et acceptée. Les Marocains les plus puissants du pays se prosternent devant lui et lui embrassent la main. Son portrait accroché aux murs des maisons de tous les notables en attente d’un poste de ministre ou de directeur, Hassan II fusille du regard le Marocain qui entre dans la simple boutique ou l’administration de sous-préfecture. En scrutant son portrait sans jamais oser soutenir son regard, les Marocains ont toujours quelque chose à se reprocher. On l’appelle Al-M’allam (le Patron) ou Sidna (notre Seigneur) mais jamais on n’évoque son nom au téléphone ou dans une discussion. Le régime de Hassan II a réussi à faire de la peur son gouvernement, une peur alimentée par la réalité répressive et les milliers de disparitions tragiques mais aussi par l’imaginaire des Marocains. Dans ce contexte, admonester Hassan II comme Yassine l’a fait, c’est capitaliser cette peur et la transformer en atout, car le défier publiquement et en ressortir vivant a de bonnes chances de relever du miracle d’un saint.

Le MUR : un club de moralité
Cette éducation à la vertu permet aux membres de se distinguer par leur prestige moral dans la société. Ils jouissent d’une bonne réputation et d’un capital de confiance dans leur environnement social et professionnel. Ces bénéfices mondains sont étroitement liés à leur appartenance à la communauté sacramentelle du MUR qui est en soi un gage de probité. En retour, un membre doit honorer son groupement, car il en est un des représentants dans la société. Il l’honore en étant irréprochable dans sa conduite religieuse (pratique cultuelle) et morale (honnêteté, chasteté…) et surtout en recherchant l’excellence dans les études et le travail. Il représente l’ensemble de sa famille religieuse et ne doit pas la décevoir ou entacher sa réputation par un comportement immoral, sous peine d’en être exclu. À bien des égards, cet engagement moral est semblable à celui des adhérents des sectes américaines. (…) Pour nombre de mouvements islamiques comme pour beaucoup de sectes américaines, l’éducation à la vertu se fait d’abord en dehors de toute considération politique. Cela ne signifie pas que le politique soit totalement absent, mais il ne constitue qu’un des aspects secondaires et non nécessaires de cette ascèse intramondaine.

Commandeur des croyants, point.
En interdisant toute critique du roi alors qu’il détient le pouvoir suprême, et en refusant toute redistribution des pouvoirs au profit du gouvernement issu des urnes et responsable devant les citoyens-électeurs, le système monarchique accroît les contraintes qui pèsent sur lui. Lorsque la monarchie épouse une vocation transformatrice, elle produit du clivage plutôt que de l’unité. Pour que toute monarchie s’inscrive dans la durée, sa prise de risque doit être limitée. Dans cette configuration, la “commanderie des croyants” se limiterait à une fonction de guidance spirituelle sans intervention dans les affaires temporelles. Dans un régime démocratique, la monarchie marocaine pourrait se consacrer uniquement à des tâches spécifiquement religieuses. D’où cette formule paradoxale : une monarchie séculière dans une démocratie est une monarchie exclusivement religieuse. En participant à la division du travail induite par la modernité politique, la monarchie se spécialiserait dans la gestion des biens de salut et renoncerait à son pouvoir exécutif. Pour que sa fonction religieuse fasse sens dans le monde moderne, elle doit se tenir à l’écart des soubresauts des affaires profanes.

Docteurs de la loi ou fonctionnaires religieux ?
Le statut religieux du roi, Commandeur des croyants (Amîr al-Mu’minîn), comme celui des docteurs de la loi – qui ont commencé à perdre leur autonomie dès le XIXème siècle et sont devenus des “fonctionnaires religieux” –, est réduit à de la pure représentation. Dans le fonctionnement quotidien de l’administration et dans la prise de décision, ces derniers ne disent mot et sont tenus de mettre en œuvre la politique publique religieuse de l’État. Le rôle croissant de la “mise en scène religieuse” au XXème siècle, favorisée par l’usage de la photographie et de la télévision – qui accentue en retour la dimension représentative –, est la traduction de l’importance prise par la machine de l’État et la sphère séculière au Maroc. Si le fondement du pouvoir est religieux, son exercice est profane. La technocratie et l’élite disposent d’une grande autonomie dans leur action, mais elles doivent en retour exprimer leur allégeance publique au guide des Marocains.

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