Qui tire les ficelles des écoles Mohamed Al Fatih au Maroc?

Les huit écoles du groupe scolaire Mohamed Al Fatih sont sommées d'arrêter leurs activités en raison de leur proximité avec le réseau du prédicateur turc Fethullah Gülen. Qui gère ces écoles et quelle est la nature de leur proximité avec celui qui est soupçonné par Ankara d'être l'instigateur du putsch manqué contre Erdogan en juillet? 

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AFP PHOTO/ZAMAN DAILY/SELAHATTIN SEVI

Ils sont une cinquantaine de parents d’élèves à se retrouver, tendus, un soir de plus dans le sous-sol de l’école toute neuve du groupe scolaire Mohamed Al Fatih dans le quartier Panoramique à Casablanca. Depuis une dizaine de jours, ils se mobilisent pour garder leur école ouverte malgré l’ordre de fermeture émis par le ministère de l’Intérieur le 5 janvier. Ils ont même déposé une plainte contre les actionnaires actuels de l’école pour « faux et usage de faux« et une autre contre la décision de clôture qu’ils veulent annuler.

Les autorités considèrent que ces écoles, accusées d’être liées au mouvement Hizmet (service) de l’imam turc Fethullah Gülen, utilisent « le secteur de l’enseignement pour répandre l’idéologie de ce groupe et des idées contraires aux principes du système éducatif et religieux marocain ».

Pourtant, les parents nous affirment ne pas comprendre cette décision. « Nous sommes en plein dans l’année scolaire« , se plaint Imane, maman d’un enfant en classe de CP. « Je ne vois pas de quelle idéologie ils parlent« , s’agace-t-elle, affirmant avoir entendu parler du mouvement Gülen pour la première fois lors de la tentative de coup d’Etat en juillet dernier à Istanbul. D’autres parents expriment aussi leur désarroi et leur étonnement.

Face au mutisme du management de l’école, Telquel.ma a interrogé des parents pour savoir ce qui est enseigné dans les établissements du groupe Al Fatih. Nous avons aussi consulté le registre de commerce pour identifier l’actionnariat.

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Huit écoles à travers le Maroc

La première école du groupe scolaire Mohamed Al Fatih a ouvert ses portes en 1994 à Tanger. Depuis, le réseau s’est agrandi et compte désormais huit établissements. Trois écoles d’entre eux se trouvent à Casablanca. El Jadida abrite deux écoles, et les autres sont réparties entre Fès, Tanger, et Tétouan. Au total, entre 2500 et 3000 élèves de la maternelle au lycée sont scolarisés dans ce groupe scolaire autorisé par le ministère de l’Education nationale.

Derrière ces établissements, on retrouve la SARL Mohamed Al Fatih, créée le 16 septembre 1994 à Tanger. Trois associés turcs trônent à sa tête: Mehmet Bozoglan, Tayyar Kocak et Ibrahim Aktas qui est aussi le directeur du groupe scolaire. La société dispose d’un capital social de 150 000 dirhams.

Le 4 mars 2013, le groupe s’agrandit et crée une filiale dont le capital social s’élève à 100 000 dirhams: Mahruyan SARL. Les parts de cette dernière, lancée à Casablanca le 4 mars 2013 pour ouvrir l’école anglophone de Lissasfa (l’un des trois établissements de Casablanca), sont partagées à 50% entre la SARL Mohamed Al Fatih et Jamai Ghazlani Thami.

Une autre société est en cours d’identification par le tribunal de Beni Mellal, sous le même nom de « Groupe scolaire Al Fatih ». Dans le registre de commerce, il est indiqué que ce dossier a été déposé le 2 mai 2014, pour une société dotée d’un capital social de 9 millions de dirhams. Pour l’heure, aucun détail n’a été donné sur l’ouverture de cette école et l’annonce du ministère de l’Intérieur bloque de facto la concrétisation du projet.

Des actionnaires et administrateurs turcs

« Les écoles ont été construites par des businessmen qui sont plus ou moins proches du mouvement Gülen« , nous explique le chercheur et ancien diplomate américain David Shinn, auteur de l’ouvrage « Hizmet en Afrique: Les activités et l’importance du mouvement Gülen« . Un des actionnaires, Tayyar Kocak, est aussi le manager du « Forum pour le dialogue interculturel » en Allemagne, une association membre du mouvement Gülen, qui prône un islam « conservateur et moderne« . Une formulation étonnante, que Hizmet explique ainsi sur son site internet officiel, décrivant un islam qui « s’inscrit dans la société moderne tout en conservant une identité religieuse et musulmane forte« .

Dans l’éducation, cela se traduit par l’importance primordiale des sciences et des mathématiques tout en apportant un cadre moral strict. Sur le reste, le mouvement se garde bien de donner des détails. En plus des associés, d’autres membres du groupe scolaire sont turcs comme Nadim Yilmaz, directeur des enseignants à l’école de Lissasfa ou Ethem Yuksel, vice-président de cette même école.

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Un programme scolaire marocain

Les parents des élèves des écoles du groupe Al Fatih défendent le système scolaire de l’école qu’il qualifient d’universaliste. Mais qu’y enseigne-t-on au juste? Abdallah a rejoint l’école du quartier Panoramique (Casablanca) en 2016. Toute sa scolarité, cet adolescent de 17 ans l’a écumée dans les écoles privées et les missions étrangères. « Ici, le programme est le même. C’est seulement la pédagogie et le rapport de respect mutuel avec les professeurs qui change« , explique le jeune homme.

Les écoles du groupe scolaire Mohamed Al Fatih utilisent alors les manuels identiques à ceux des écoles publiques marocaines. Les matières sont les mêmes: mathématiques, sciences, langue arabe, langue française et aussi l’éducation islamique. Le samedi matin, des cours de langues étrangères optionnels comme l’Anglais, le Russe et le Turc sont dispensés.

« Ces hommes d’affaires turcs n’ont aucun impact sur l’éducation, la pédagogie et le contenu des cours que nous définissons« , assure Hassan Werdachi, professeur de français à l’école du quartier Panoramique, et qui a travaillé pendant 33 ans dans la fonction publique. « La plupart des enseignants sont embauchés au niveau local et n’ont aucune connexion avec le mouvement Gülen. Pour eux, enseigner est juste un travail et l’école est leur employeur« , analyse David Shinn.

Seule l’école anglophone de Lissasfa embauche des professeurs anglophones venus des Etats-Unis ou de Grande-Bretagne par exemple. Les autres, bilingues (arabe-français), reposent sur des professeurs marocains.

Les parents qui inscrivent leurs enfants dans les établissements du groupe Al Fatih se disent par ailleurs séduits par un cadre plus propice à l’épanouissement de leurs enfants: classes moins bondées, matériel technologique de pointe, soutien scolaire personnalisé… Autant d’avantages qui les ont poussé à mettre le prix, soit près de 3 000 dirhams par mois.

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A la différence des missions étrangères, les parents n’ont pas l’impression que cette école soit turque. « Je l’ai choisie car elle respecte nos valeurs marocaines qui ne sont pas écrasées par d’autres venues de l’étranger« , explique Imane, mère d’un petit garçon de six ans. Pour elle, il est important que l’arabe ait toute la place dans l’éducation de son fils, mais aussi que les fêtes nationales et religieuses marocaines soient respectées et enseignées.

Les écoles de Mohamed Al Fatih se disent neutres et affirment vouloir inculquer des valeurs universelles comme le respect, le patriotisme et la défense d’un islam modéré, dans un cadre pédagogique strict. Un discours proche de l’idéologie diffusée par Fethullah Gülen qui prône la construction d’écoles plutôt que de minarets.

Un réseau avec des ramifications dans le monde

Ces « écoles de la pensée » sont près de 2 000, réparties dans 140 pays à travers le monde, et affichent pour ambition de « moderniser l’islam grâce à l’éducation« . Le mouvement Hizmet de Gülen explique sur son site internet pourquoi dans ses écoles,  il est primordial d’enseigner des « qualités non quantifiables » comme « la compassion, la tolérance, l’éthique, l’ouverture affective« , en parallèle à des disciplines scolaires du programme national local de chaque pays où le réseau est implanté. Pour diffuser ses idées où la religion prime, Gülen ne compte pas sur un enseignement ou une prédication directe mais bien sur un « état d’esprit et un comportement des enseignants« . Une pédagogie fidèle à ce que décrivent parents et enseignants rencontrés dans les écoles du groupe scolaire Mohamed Al Fatih au Maroc.

En Afrique, David Shinn avait compté autour de 110 écoles affiliées au mouvement Gülen en 2015. « Le nombre est plus réduit maintenant, car le gouvernement turc a fait pression sur les gouvernements africains pour les fermer. La première à fermer était en Gambie, suivie de la Somalie, du Soudan et plus récemment de l’Ethiopie« , explique le spécialiste. De leur côté, le Kenya, le Nigeria et la Tanzanie ont refusé de fermer leurs établissements. Le président Erdogan avait envoyé trois députés du parti islamo-conservateur AKP au Maroc le 24 août, un peu plus d’un mois après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 attribuée à Fethullah Gülen par le régime turc.

Quel avenir pour les écoles Gülen ?

Les investisseurs seraient prêts à céder leurs parts du capital et de l’administration de l’école de Lissasfa dans le but de garder l’école ouverte. D’après des informations que nous ont communiqué des parents d’élèves, ils sont même entrés en contact avec la Khalil Gibran School et la Canadian International School (CIS), pour un éventuel rachat. « On ne sait pas encore s’ils rachèteraient la moitié ou la totalité de l’école sachant que 50% du capital est détenu par M. Jamai« , explique Bahia Riyad, porte-parole du comité de l’école anglophone, qui ne connaît pas le montant potentiel de l’opération.

« Au total, les investisseurs turcs nous ont dit qu’ils ont reçu cinq offres, avec celles de Elbilia et Yassamine« , poursuit-elle. Impossible de confirmer l’information avec les principaux intéressés à ce stade, malgré nos tentatives. L’autre option, que les parents refusent, serait de faire intégrer l’ensemble des enfants et des enseignants marocains dans une des écoles proposées par la délégation du ministère de l’Education. Elles seraient une dizaine, d’après une source proche du dossier.[/encadre]

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