Gazoduc Nigéria-Maroc: le new deal ouest-africain

C’est un gazoduc qui va souder les relations entre le Maroc et le Nigeria, depuis la visite du roi à Abuja. Entre les deux, une quinzaine de pays qu’il s’agit de convaincre de laisser passer le précieux gaz, contre leur électrification.

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Le projet vise à assurer l'indépendance énergétique du Maroc, de l'Afrique de l'ouest et de l'Europe. Crédit: Montage TelQuel

C’est un peu à l’image de cette pratique répandue au Maroc qui consiste à allumer un briquet à proximité de lbota (la bonbonne) pour s’assurer qu’elle est correctement raccordée à la cuisinière : ça passe ou ça casse. Le 3 décembre, lors de la visite de Mohammed VI à Abuja, le Maroc et le Nigeria ont conclu un partenariat entre leurs fonds souverains respectifs pour le financement d’un projet de gazoduc qui acheminerait du gaz nigérian le long de toute la côte de l’Afrique de l’Ouest, jusqu’au Maroc. “Et in fine en Europe”, ajoute le ministre nigérian des Affaires étrangères.

Si ça passe, ce tuyau de près de 6000 kilomètres de long permettrait au Maroc d’aligner nombre de ses stratégies, nationales et internationales, d’un seul coup. Transition et indépendance énergétique, leadership dans le codéveloppement africain en application de la stratégie gagnant-gagnant, pivot de la collaboration Nord-Sud, lobbying international sur la question du Sahara, etc. Tout y serait. Au conditionnel. Car si ça casse, et les obstacles sont nombreux avant de pouvoir ouvrir les vannes, il faudra compter sur un autre plan gazier pour se libérer péniblement du gaz algérien.

Du fossile au renouvelable

Alors que le Maroc s’est engagé, en ratifiant l’Accord de Paris, à réaliser 52% de la puissance électrique installée à partir de sources renouvelables d’ici 2030 et que sa demande électrique nationale augmente de plus de 6% par an, il faut absolument trouver des sources alternatives lorsque le vent ne fait pas tourner les éoliennes, que l’eau des barrages vient à manquer, et que le soleil n’illumine pas les panneaux solaires. “L’intégration des énergies renouvelables dans le système électrique national nécessite la mobilisation de moyens de production flexibles pour faire face à leur intermittence et améliorer la stabilité du réseau électrique”, déclarait d’ailleurs Abdelkader Aâmara, ministre de l’Énergie, en mai à Rabat. En matière de flexibilité, les centrales à charbon ou à fioul ne sont pas les plus indiquées. Ces dernières ont beaucoup trop d’inertie lorsqu’il s’agit de répondre en quelques heures à un besoin énergétique urgent. Pas terribles non plus, lorsqu’il s’agit de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. “Le développement de centrales fonctionnant au gaz naturel se positionne aujourd’hui comme l’un des moyens les plus appropriés pour faire face aux intermittences générées par les énergies renouvelables”, poursuivait donc le ministre, concluant que le pays aurait besoin d’environ 5 milliards de mètres cubes de gaz par an à l’horizon 2025. Problème : on a beau avoir fouillé près de la moitié des 900 000 km² de bassins sédimentaires dont dispose le Maroc, la production nationale de gaz reste symbolique (environ 70 millions de m3 ).

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Tout sauf l’Algérie (TSA)

Une “découverte significative” de gaz — dans la région de Figuig, annoncée début août par la société d’exploration britannique Sound Energy — pourrait changer la donne, si les premières estimations faisant état d’un “potentiel de plus de 6 milliards de mètres cubes par an” se vérifiaient.

Néanmoins, pour l’heure, le Maroc est dépendant, pour le gaz, de l’Algérie. Et c’est intenable lorsqu’il y a de l’eau dans le gaz… “L’approvisionnement en gaz de nos deux centrales se fait sur les quantités perçues au titre des royalties du passage du gazoduc Algérie-Espagne par le territoire marocain”, rappelait Abdelkader Aâmara en 2014. Ce contrat entre le Maroc et l’Algérie prend fin en 2021. Un CDD pas nécessairement renouvelable car, depuis 2015 et à échéance 2025, le Maroc a mis en place un plan gazier, “Gas to power”, pour tripler la part du gaz dans sa production électrique. Grosso modo, il s’agit de construire un terminal gazier à Jorf Lasfar pour réceptionner du gaz naturel liquide (GNL) arrivé par bateau depuis la vingtaine de pays qui ont déjà exprimé leur intérêt. Sur place, le liquide est regazéifié, puis acheminé, via gazoduc, vers différentes centrales sur le territoire, à construire ou à adapter. Coût du projet : 4,6 milliards de dollars.

 

Ceintures et bretelles

Au lieu, ou en plus, d’arriver par bateau, le gaz pourrait parvenir via une sorte d’autoroute qui desservirait toute l’Afrique de l’Ouest depuis le Nigeria. Un tracé encore non défini, mais qui pourrait atteindre les 6000 kilomètres. Une petite portion existe déjà. Le West African Gas Pipeline (WAGP) dessert le Bénin, le Togo et le Ghana, voisins du Nigeria. La CEDEAO (la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) a validé le 28 avril dernier un projet d’extension du gazoduc jusqu’en Côte d’Ivoire et au Sénégal. Cependant, rien n’indique pour l’instant que le projet maroco-nigérian capitaliserait sur cette structure. Joint par TelQuel, un responsable du développement en poste au Nigeria depuis 11 ans au sein de la compagnie pétrolière et gazière Chevron, actionnaire à 40% de la société gestionnaire du WAGP, affirme ne pas avoir été informé du projet du Maroc et du Nigeria. Financièrement, il pourrait être avantageux de s’appuyer sur une structure existante. Mais “faire le tour de l’Afrique de l’Ouest, c’est long. Ça va coûter très cher en termes de construction et de matériaux”, commente Nicolò Sartori, chercheur à l’Institut des Affaires internationales de Rome, coauteur de l’ouvrage The futur of natural gas, Markets and geopolitics, en association avec l’OCP Policy Center. Il émet des doutes sur la faisabilité sécuritaire, mais surtout commerciale d’un tel projet. “Aujourd’hui, le prix du gaz est très bas. La hausse de la production de gaz américain a dévalué les prix sur les marchés internationaux”, explique-t-il.

Difficile dans ces conditions de rentabiliser l’énorme investissement que le pipeline nécessite. S’il parvenait jusqu’à l’Europe, ce ne serait pas pour autant un débouché flamboyant. “Le marché européen du gaz est plat, sans croissance. La part des importations va certes augmenter dans les années à venir, mais d’autres sources se développent, l’Azerbaïdjan, l’est méditerranéen, le gaz liquide américain… Le Nigeria lui-même exporte déjà vers l’Europe par bateau”, poursuit l’expert italien.

Le développement d’abord

Il est encore trop tôt pour estimer le coût financier du projet”, déclare-t-on côté marocain. À titre de comparaison, le plus long gazoduc du monde, qui relie l’est du Turkménistan à l’ouest de la Chine sur 8700 kilomètres, a coûté 22 milliards de dollars. En outre, la rentabilité de l’investissement pourrait en fait s’évaluer dans une logique de développement régional, plus que commerciale. “Le coût dépendra du tracé, et ce n’est pas forcément le moins cher qui sera retenu, car il y a d’autres considérations qui entrent en ligne de compte”, explique une source proche du dossier. Le fonds marocain Ithmar Capital a précisé dans un communiqué que ce “mégaprojet […] sera conçu avec la participation de toutes les parties prenantes, dans le but d’accélérer les projets d’électrification dans toute la région de l’Afrique de l’Ouest, servant ainsi de base pour la création d’un marché régional compétitif de l’électricité, susceptible d’être relié au marché européen de l’énergie, de développer des pôles industriels intégrés dans la sous-région dans des secteurs tels que l’industrie, l’agrobusiness et les engrais, afin d’attirer des capitaux étrangers, d’améliorer la compétitivité des exportations et de stimuler la transformation locale des ressources naturelles largement disponibles pour les marchés nationaux et internationaux”.

Bien plus que de transporter du gaz d’un point A, Nigeria, à un point B, Maroc, voire C, Europe, ce pipeline permettrait d’électrifier toute l’Afrique de l’Ouest, “confrontée à un problème de précarité énergétique et d’accès à l’énergie”, selon la même source. Le Liberia, par exemple, qui a le taux d’électrification urbain le plus faible de la région, 8%, peut-il rêver en lumière grâce au gazoduc maroco-nigérian ? “Le partenariat des fonds souverains marocain et nigérian montre bien qu’il ne s’agit pas d’un rêve. Les deux pays unissent les forces de leurs bras financiers, charge à Ithmar Capital et à la Nigeria Sovereign Investment Authority (NSIA) de structurer le financement”, argue une source bien informée.

Signe de la composante développement du projet, Ithmar Capital a également signé un accord avec la NSIA qui confirme son adhésion au Green Growth Infrastructure Facility for Africa (GGIF), la plateforme d’investissement verte initiée par le Maroc et la Banque Mondiale pendant la COP22. Sous cet angle, le pipeline revêt des allures de colonne vertébrale pour structurer une région nord-ouest africaine en entité. Mohammed VI en Robert Schuman de l’Afrique de l’Ouest, 60 ans après la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) ?

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Les erreurs du passé

Avant de structurer le financement du pipeline, des études techniques vont être réalisées. Peut-être s’appuieront-elles sur celles de deux projets similaires qui n’ont jamais vu le jour. Le Trans-Saharan gas pipeline notamment, qui devait alimenter l’Europe en gaz nigérian via l’Algérie. La Sonatrach algérienne et la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) avaient signé un mémorandum d’entente, en 2002, 14 ans avant celui d’Ithmar et de la NSIA. Le projet, estimé à 12 milliards de dollars, n’a jamais vu le jour, essentiellement pour des questions de sécurité. S’il n’a jamais été officiellement enterré, le projet algérien se trouve court-circuité par les nouveaux desseins du Nigeria avec le Maroc. Loin de décourager le camp marocain, l’échec de la voie algérienne a conduit au contraire à miser sur l’intégration régionale pour viabiliser le projet. Avant même l’option algérienne, en 2000, la société américaine Van Dyke envisageait la construction d’un pipeline reliant l’Afrique de l’Ouest à l’Europe, après avoir acquis des millions d’hectares de concessions au large du Sénégal et du Maroc. La société avait conduit des études topographiques poussées. Puis, plus aucune trace du projet. Nos sollicitations auprès de leur siège au Texas sont restées sans réponse.

Ce projet américain avait ceci de commun avec le projet maroco-nigérian est qu’il prévoyait d’exporter du gaz autre que nigérian. À terme, les équipes qui travaillent sur le projet le confirment, “ce n’est pas forcément que du gaz nigérian qui circulera dans ce pipeline”. Quand bien même le Nigeria dispose des plus importantes réserves de gaz naturel en Afrique et que sa production a atteint son record en 2016 (50 milliards de mètres cubes), un important gisement offshore a été découvert en janvier 2016 à la frontière du Sénégal et de la Mauritanie. Ses réserves sont estimées à 450 milliards de m3, soit le plus grand gisement d’Afrique de l’Ouest. Et pourquoi pas le Maroc ? “Le Maroc produira du gaz d’ici 2 à 3 ans”, promettait Abdelkader Aâmara en 2015

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