“L’image du Prophète a été un moyen de manipulation”

Dans son dernier ouvrage, qui suscite la polémique, Hela Ouardi revient de manière détaillée, sources orthodoxes à l’appui, sur la fin de la vie du Prophète. Questions-réponses sur un sujet sensible.

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Hela Ouardi, Tunisienne, professeure de littérature et chercheuse au CNRS, a publié Les Derniers jours de Muhammad, chez Albin Michel (Paris), en mars dernier. L’ouvrage, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, se présente comme une reconstitution des derniers jours du Prophète. Elle y aborde la question des tentatives d’attentat contre Muhammad, reprend les sources qui affirment que la dépouille du Prophète a été laissée trois jours sans être mise en terre, ou encore qu’il est mort non pas à Médine, mais à Gaza. Le texte soulève différentes questions, depuis celle de la concordance des sources chiites et sunnites jusqu’à celle, encore plus épineuse, du califat et de sa légitimation. À l’en croire, plus qu’au Prophète, c’est à ses Compagnons qu’appartient l’idée d’un projet califal. Des Compagnons dont Ouardi raconte comment ils se battent, y compris de manière violente, pour lui succéder. En Tunisie, trois jours après sa parution, le livre était en rupture de stock. Au Sénégal, il a été interdit à la vente par le gouvernement, suite aux protestations de conservateurs et de religieux. Une traduction vers l’arabe est déjà en préparation. L’auteure répond à TelQuel.

Sous votre plume, les plus proches Compagnons du Prophète semblent parfois être des politiques, inquiets des questions de succession avant même son décès. Est-ce bien ce que dit la Tradition?

Ce n’est pas sous “ma” plume que les Compagnons semblent parfois être des “politiques cyniques”, mais bien sous la plume des auteurs de la Tradition. Dans mon livre, je n’invente rien. Tous les récits que je rapporte, la moindre anecdote citée, s’appuient sur plusieurs sources de la Tradition, sunnite et chiite. En effet, les Compagnons étaient des hommes de pouvoir et défendaient leurs intérêts. Pour parvenir à leurs fins, Abou Bakr et Omar, les deux premiers califes, ont eu parfois recours à la violence: violence symbolique à l’égard du Prophète lui-même – ils l’ont empêché de dicter son testament – et à l’égard de leurs opposants politiques. Étonnamment, cette image des Compagnons préoccupés par le pouvoir n’est pas seulement une invention chiite. La littérature sunnite aussi véhicule la même image de ces hommes prêts à tout pour obtenir le pouvoir. Les Compagnons du Prophète étaient en somme “humains, trop humains”, dirait Nietzsche. Je tiens à préciser aussi que je ne juge personne dans mon livre. Un travail de recherche ne doit être ni une plaidoirie ni un réquisitoire.

Vous vous servez de sources chiites et sunnites. Ces sources s’accordent-elles souvent?

En effet, à ma grande surprise, j’ai constaté qu’au sujet des derniers jours du Prophète, les traditions sunnite et chiite sont souvent concordantes. C’est d’ailleurs à leurs points d’intersection que le lecteur ressent qu’il est proche d’une certaine vérité historique. Quand les adversaires sont d’accord sur un fait, il y a de fortes chances qu’il soit authentique. Cette concordance entre sunnites et chiites est non seulement fréquente, mais elle porte sur des points très importants. Je pense ici notamment à l’épisode appelé “la calamité du jeudi”, le jour où le Prophète a été empêché par ses Compagnons de dicter son testament. Cet épisode est cité aussi bien par les sunnites que par les chiites.

Ce que vous appelez “projet impérial islamique”, à vous lire, n’est pas forcément le vœu du Prophète?

Je suis mal placée pour connaître les vœux du Prophète. En revanche, je peux avancer des hypothèses en me fondant sur le sens qu’il donnait à sa mission prophétique à travers le Coran et les nombreux hadiths. Muhammad dit qu’il est venu annoncer la fin du monde qu’il présente comme imminente. On est dès lors en droit de se poser la question: pourquoi un Prophète venu annoncer l’approche de l’apocalypse fonderait-il un empire? Dans mon livre, je consacre un chapitre entier à cette question épineuse, qui interroge les origines mêmes de l’islam, en partant des versets et hadiths eschatologiques.

Tout votre livre concerne la question de la mémoire du Prophète. Comment l’analysez-vous aujourd’hui?

Tout mon livre ne concerne pas la seule mémoire du Prophète. En revanche, j’avoue que cette question a été en quelque sorte à l’origine de mon livre. J’essaie de réfléchir sur l’obsession du blasphème qu’on constate chez les musulmans. J’associe cette sensibilité à fleur de peau à un sentiment de culpabilité refoulé dans l’inconscient collectif des musulmans.

Vous décrivez un Prophète très “humain”, avec ses craintes, ses colères… Pourquoi cet aspect de sa personne semble-t-il oublié, alors qu’il figure bien dans la Tradition?

Oui, cet aspect est “oublié”. Ou, plus précisément, on a fait en sorte qu’il soit “oublié”. Les différents pouvoirs politiques qui se sont succédé en terre d’islam avaient besoin de présenter l’image épique d’un Prophète guerrier. Une telle figure pouvait servir tel ou tel homme de pouvoir dans l’embrigadement de ses coreligionnaires. L’image du Prophète a été pendant des siècles un moyen de manipulation et de légitimation de la violence. Il est naturel, dans ce sens, que le portrait humain d’un Prophète affaibli par les aléas d’une destinée tragique n’arrange pas les affaires des “califes” d’hier et d’aujourd’hui, qui ont besoin de la figure d’un fondateur “inhumain” qui donne à leur barbarie le cachet de la sacralité. C’est contre cette mémoire idéologisée, fanatisée du Prophète, que mon livre a été écrit.

Vous dites que l’islam n’éclot vraiment qu’avec le décès du Prophète… Pourquoi?

À cause de ce que je disais ci-dessus du caractère eschatologique de la mission prophétique de Muhammad. Avec sa mort, la promesse d’une fin imminente du monde s’est effondrée comme un château de cartes, ce qui explique d’ailleurs le vaste mouvement d’apostasie qui a suivi immédiatement la mort du Prophète. C’est grâce aux deux premiers califes Abou Bakr et Omar que la situation a été “rattrapée”. En édifiant une institution politique, le califat, ils ont permis à la doctrine de la fin des temps d’avoir un avenir, alors même que la mort du Prophète a infligé à cette doctrine un démenti catégorique.

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