Vincent Carry: «Tanger est une ville d’une grande subtilité»

Les Nuits sonores reviennent pour la troisième année consécutive à Tanger et investissent le Palais des institutions italiennes. Rencontre avec Vincent Carry, directeur des Nuits sonores.

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Crédits : Tim Douet

Telquel.ma: Racontez-nous la genèse des Nuits sonores Tanger…

Nuits sonores est née à Lyon il y a 14 ans. C’est une structure qui a presque immédiatement eu envie de voyager. On a fait des projets dans une trentaine de villes, hors de nos murs lyonnais, Shanghai, Barcelone, Zurich, Berlin, Toulouse, Cologne… À chaque fois, c’était des one shot, des projets ponctuels qui n’avaient pas vocation à se pérenniser. Nuits Sonores Tanger est née de deux tentatives à Carthage et Oran qui n’ont pas pu aboutir. On voulait établir un nouveau festival pérenne. Nuits sonores à Lyon étant un festival de printemps, on voulait un festival d’automne, qu’on imaginait au sud de la Méditerranée. L’opportunité tangéroise est venue par Jean-Olivier Arfeuillère, ancien journaliste lyonnais installé à Tanger depuis 7 ans, qui nous avait assuré que nous allions adorer cette ville, et notamment son patrimoine qui est une dimension importante des Nuits sonores. Ça a effectivement été un flash amoureux. Jean-Olivier Arfeuillère suggérait un concert, je lui ai répondu qu’il fallait faire un festival.

Pourquoi Tanger et pas une autre ville marocaine ?

Il y a d’abord trois dimensions symboliques. Tanger est une ville trait d’union entre deux continents. C’est l’un des rares endroits au monde où on voit un autre continent de cette façon. C’est aussi une ville qui a beaucoup nourri l’histoire de l’underground dont nous sommes les héritiers. Une partie de l’underground mondial est venu s’encanailler à Tanger et ça a évidemment laissé des traces. Sa troisième dimension symbolique c’est que c’est une ville cosmopolite. Ça nous plait énormément puisque les principes de Nuits sonores sont l’ouverture, d’échange, de partage, de co-construction, de métissage artistique.

Il y a aussi le fait que quand on est arrivé on nous conseillait d’aller à Marrakech ou Casablanca parce que ce serait plus simple et que tout le monde y était. C’est justement parce que tout le monde y était qu’on avait envie d’être ici, à Tanger. On n’est pas des grands fans de la culture ostentatoire ou mainstream… Tanger est une ville d’une grande subtilité, un peu comme Lyon finalement.

Comment cette 3e édition s’inscrit-elle dans la continuité des deux précédentes ? Quelle est à l’inverse sa singularité ?

Le socle philosophique reste que le festival est gratuit. C’est un challenge depuis le début, mais c’est important, car c’est un festival destiné à la jeunesse de Tanger et du Maroc, donc accessible.

On a en revanche franchi un cap dans notre déclaration d’amour au patrimoine tangérois en investissant le Palais des institutions italiennes. On a franchi un cap aussi en occupant l’espace public, notamment avec un live devant la cinémathèque, sur la place du Grand Socco. C’est aussi un cap dans la relation avec la ville elle-même et le grand public.

 Pourquoi est-ce important d’associer l’European Lab aux Nuits sonores ?

Je ne conçois pas d’organiser un événement culturel sans qu’il ait une dimension réflexive sur où en est la culture aujourd’hui. On est dans une période de mutation du secteur culturel. Le secteur n’a jamais autant évolué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’arrivée des politiques stratégiques culturelles. Il y a un changement radical de perspective dans les pratiques et les usages, une mutation numérique qui transforme tout à commencer par la médiation des œuvres et une crise majeure des politiques culturelles qui ne savent plus quels sont leurs objectifs. On essaye donc de rassembler des acteurs européens, élargis au pourtour méditerranéen depuis les Nuits Sonores Tanger, pour être force de proposition auprès des médias, des élus, des artistes, des acteurs culturels en général, et ainsi inventer de nouvelles modalités stratégiques pour la culture, notamment pour que la nouvelle génération s’en empare comme une arme de reconstruction massive. La culture doit retourner au contact de ceux qui ont décroché. Malheureusement, aujourd’hui, l’argent de la culture est utilisé pour financer des opéras, des théâtres publics, l’art lyrique, etc. qui ne sont pas à exclure, mais qui concentre beaucoup trop de moyens pour un public beaucoup trop éloigné.

 Vous êtes aussi conseiller artistique de la Gaîté Lyrique à Paris, un espace dédié à la culture numérique. À quand une Gaîté Lyrique marocaine ?

Ce serait merveilleux. Et s’il devait y avoir un lieu comme ça, je préconiserais que ce soit à Tanger, car je suis aussi un ardent défenseur de la décentralisation. J’enfonce des portes ouvertes, mais je suis persuadé que l’émulation du continent africain passe vraiment par la révolution numérique, le web. D’une certaine façon, l’Afrique va enjamber l’ère industrielle pour entrer directement et de plein pied dans l’ère numérique. Tanger qui est la porte de l’Afrique aurait certainement quelque chose à dire de ce point de vue là, car c’est une énorme opportunité. La Gaîté Lyrique à Paris essaye de témoigner de ce que sont la culture et la création à l’ère du numérique, un lieu culturel qui parle de son époque. Ce serait génial de créer un lieu de cette nature au Maroc, il faut poser la question aux autorités marocaines. Si une opportunité s’ouvrait, nous serions immédiatement candidats pour y participer.

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