L’arrestation puis l’expulsion le 15 février des journalistes français Jean-Louis Perez et Pierre Chautard, envoyés par l’agence Premières lignes pour le compte de la chaîne France 3, a été justifiée par le ministère de la Communication par le fait qu’ils exerçaient sans autorisation.
Le 23 janvier, c’était une équipe de la chaîne France24 qui était enfermée dans un hôtel de Rabat, où elle tournait une émission pour laquelle la préfecture de la capitale a déclaré « qu’ils ne disposaient pas d’autorisation ni de cartes d’accréditation ».
L’expulsion du 15 février dernier a été l’occasion, pour L’Opinion, le journal du parti Istiqlal, de dénoncer un « intolérable refus de se plier à la Loi », tandis que le site Le360 a publié un article fustigeant les journalistes français. Le ministre de la Communication Mustapha El Khalfi a tenu lui à rappeler le légalisme du Maroc, écartant toute accusation de manœuvre attentatoire à la liberté de la presse :
Contrairement aux allégations, le ministère n’a reçu aucune demande d’autorisation ni verbale ni écrite. Le Maroc a des lois qu’il faut respecter. Il suffit de demander cette autorisation pour l’obtenir.
Et de renchérir, mercredi 18 février, en déclarant que « la censure pour des raisons politiques n’existe plus au Maroc ». Mustapha El Khalfi a ensuite assuré que le Maroc avait octroyé 1 292 autorisations de tournage en 2014, dont « une moitié » accordée à des étrangers, et que seules « trente » demandes avaient été refusées, insistant pour déclarer qu’« il faut respecter la souveraineté du pays en respectant ses lois », a relaté l’AFP.
Une autorisation « acceptée oralement » ?
L’un de ses prédécesseurs, Khalid Naciri (PPS), contacté par Telquel.ma, ne dit pas autre chose :
Il y a une procédure à respecter, quand on ne la respecte pas, il faut assumer ses responsabilités.
Selon lui, ces deux journalistes devaient attendre que l’autorisation soit délivrée par le ministère et le Centre cinématographique marocain (CCM) avant de tourner des images. « Il faut respecter les institutions et la loi du Maroc, notre pays n’est pas une république bananière où on peut faire ce qu’on veut », a-t-il ajouté.
Si Mustapha El Khalfi comme Sarim Fassi-Fihri, directeur du CCM, nient formellement avoir une quelconque trace d’une demande d’autorisation des deux journalistes de l’agence Premières lignes, ceux-ci assurent catégoriquement le contraire, indiquant avoir entamé les procédures trois semaines avant d’arriver au Maroc.
L’un d’entre eux, Jean-Louis Perez, contacté par Telquel.ma, affirme qu’ « on a finit par me donner une autorisation orale, sans que je me rappelle si c’était de la part de quelqu’un du ministère de la Communication ou de la Culture. On m’a dit que j’allais recevoir l’autorisation. J’ai répondu que je voulais une trace écrite, on m’a dit que j’allais la recevoir. Je ne l’ai jamais eue. »
L’arrestation des deux journalistes le 15 février dans ses locaux avait poussé l’Association marocaine des droits de l’Homme (AMDH) à publier un communiqué dénonçant une « dangereuse agression à l’encontre des défenseurs des droits humains », tout en précisant que les membres de l’ONG, ayant appris l’absence d’autorisation de tournage, avaient refusé « le tournage de quoi que ce soit». Joint par Telquel.ma, le président de l’AMDH Ahmed El Haij juge que « c’est la question même de l’autorisation qui pose problème dans la mesure où ce procédé d’autorisation est utilisé par l’État pour enfreindre la liberté d’exercice de la presse ».
Légalisme, ou censure déguisée ?
Dans le cas des reportages vidéo, les journalistes doivent obtenir une autorisation du CCM (de même que les professionnels du cinéma). Son directeur, Sarim Fassi-Fihri, nous explique que cette autorisation, ses services la délivrent « systématiquement, dès lors que le dossier est complet », assurant n’avoir « pas vu de cas de refus depuis [qu’il a pris] ses fonctions à la tête du CCM [en octobre dernier, ndlr] ».
Selon lui, l’autorisation n’est là que pour permettre aux autorités de savoir où se trouvent telle ou telle équipe de journalistes ou cinéastes. Sarim Fassi-Fihri assure même qu’aucune censure n’est effectuée sur l’objet du reportage, que le journaliste (ou cinéaste) se doit de préciser en faisant sa demande :
Nous n’avons aucun regard sur la ligne éditoriale ; le Maroc est même l’un des rares pays à ne pas fournir de fixeur attitré aux journalistes étrangers qui viennent en reportage.
Le directeur du CCM assure également qu’en cas de refus, le demandeur se le voit notifié : « On y est obligés par la loi ! ».
Un tableau avec lequel le réalisateur de documentaires Ali Essafi n’est pas d’accord : « Demander une autorisation pour pouvoir filmer dans des lieux publics date de l’époque coloniale. Tout le monde l’a aboli sauf certains pays comme le Maroc ». Le réalisateur considère que la délivrance de cette autorisation de tournage pour les journalistes ou réalisateurs se fait parfois « à la tête du client » :
Si c’est un sujet sensible, le CCM ou le ministère de la Communication peut ne pas délivrer d’autorisation. Personnellement, je n’ai jamais entendu parler de cas de refus : quand ils refusent, en général, ils ne répondent pas.
Consterné, il indique que « c’est anormal qu’au XXIe siècle, nous n’ayons pas encore le droit de tourner des images sauf en passant par des instances étatiques ».
De nombreux journalistes n’ont d’autre choix que de contourner la loi pour faire leur travail. C’est le cas de Janis Husar, photographe et réalisateur de documentaire slovaque, venu réaliser un reportage au Maroc en 2013 sans la moindre autorisation :
Je n’avais pas le choix. Je devais préparer un reportage voyage pour la [chaîne britannique] BBC, et un projet plus personnel sur la vie des Berbères dans l’Atlas. J’ai passé un mois en procédures pour chacun des deux sujets, sans avoir de réponse.
La loi permet également au CCM et au ministère de la Communication d’écarter dès le départ toutes les demandes de reportage émanant de journalistes indépendants non missionnés par un média, ou ne disposant pas de la carte professionnelle, une part non négligeable de la profession.
Des procédures parfois kafkaïennes
Telquel.ma a également parlé à deux journalistes étrangers confrontés à un problème insoluble : le ministère de la Communication est prêt à leur donner une accréditation, à condition qu’ils présentent une invitation de la part du ministère concerné par leur reportage, au sein duquel ils prévoient de faire des interviews. Ce ministère, en revanche, ne leur donnera d’invitation qu’après avoir examiné leur accréditation du ministère de la Communication… Un cercle vicieux qui les prive du droit de couvrir le sujet, pourtant a priori dénué de dimension sensible.
Et les médias marocains dans tout ça ? Une source au sein de 2M nous explique que « comme tous les médias nationaux, on n’a pas besoin d’autorisation de tournage dans la mesure où elle a été délivrée au début de la diffusion de la chaîne par la Haca. On a juste besoin de demander des autorisations quand on veut tourner dans des endroits précis de la part des autorités compétentes et non du ministère de la Communication : pour un commissariat, on a besoin d’une autorisation de la DGSN… ».
Les sites électroniques en plein vide juridique
Cette autorisation permanente de tournage ne vaut en revanche pas pour les médias électroniques qui ne sont pas (encore) reconnus comme des médias. Est-ce à dire que les reportages vidéo de Telquel.ma et de ses confrères électroniques sont illégaux ? Sarim Fassi-Fihri n’est pas aussi définitif, considérant que l’autorisation de tournage ne s’applique qu’aux journalistes professionnels avec du matériel conséquent, tandis que les tournages amateurs ne sont pas visés par la loi, et que les vidéo-reportages des sites web marocains se font généralement avec un matériel plus modeste.
Des propos confirmés par une source au sein de Hespress, qui explique que « nous n’avons pas d’autorisation, au même titre qu’Al Yaoum24, Chouf TV, et les autres… A ce sujet, nous nous sommes entretenus avec le ministre [de la Communication]. Mais à ce jour, rien n’a encore été décidé. »
Un vide juridique qui trouve sa source dans la loi n°20-99 du 15 février 2001 qui prévoit que pour « le tournage de tout film professionnel de tout format et sur tout support, est subordonné à l’obtention d’une autorisation de tournage délivrée par le directeur du Centre Cinématographique Marocain et ce, sans préjudice des autres autorisations administratives exigibles en vertu de la législation et de la réglementation en vigueur », la seule exception étant celles des films amateurs. Le signe d’un cadre législatif encore flou, où les textes comptent autant que des usages coutumiers mis en place par les autorités.
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