Il était une fois Radio Tanger

Bête noire des autorités coloniales, cette station nationaliste et progressiste a marqué l’histoire du pays. Mais la liberté de Radio Tanger et ses émissions anticonformistes lui ont valu d’être progressivement marginalisée.

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Les journalistes de Radio Tanger. Photo : DR

En 1946, dans le Tanger international, un Américain atypique, Herbert Rutledge Southworth (1908-1999), lance Radio Tanger International. Ancien journaliste du Washington Post, Southworth est un amoureux de la liberté, un historien et critique acharné du régime du général Franco. Installée dans de spacieux locaux, rue Goya, Radio Tanger a une vocation commerciale et envahit le champ de la publicité encore libre. Mais la jeune station a fort à faire face à ses concurrentes étrangères : Dersa et Africa (espagnoles) et Pan American (américaine). Jouant sur la proximité avec les gens du nord, la station diffuse des chansons, des dédicaces, et émet en quatre langues : français, espagnol, anglais et arabe. La radio de Southworth va attirer la fine fleur des journalistes du pays : Mustapha Abdallah, Mohamed El Gharbi, Mokhtar Lahlimi, Mohamed Benomar… Son audience est considérable. « Notre émetteur à Bani Makada nous permettait d’être écoutés aux quatre coins de la planète », explique l’actuel directeur de la station, Abdelilah El Halimi.

Le pouls du pays

Le véritable acte fondateur de la radio a lieu le 9 avril 1947, au moment de la visite de Mohammed V à Tanger. Les habitants de la ville écoutent le discours du sultan sur les ondes de Radio Tanger, ce qui suscite l’ire des autorités coloniales. Plus tard, en 1953, alors que Mohammed V est exilé à Madagascar et que le pays est à feu et à sang, le Mouvement national choisit Radio Tanger pour transmettre des messages codés. Ulcérées, les autorités coloniales se méfient de cette station assaillie de lettres réclamant le retour de Mohammed V.

Durant son exil, le sultan écoute Radio Tanger pour prendre le pouls du pays. A son retour, en octobre 1955, il s’arrête à Nice. « Fait extraordinaire pour l’époque, nous avons couvert en direct cette arrivée à l’aéroport de Nice. Le sultan a livré brièvement, en arabe dialectal, ses premières impressions au micro de Mustapha Abdallah », raconte Abdelilah El Halimi. Mohammed V aime tellement cette station qu’il débarque par surprise dans ses locaux le 19 septembre 1957. Il veut rencontrer ces journalistes pour lesquels il a de l’estime, mettre un visage sur des voix.

Mieux, Radio Tanger abrite un service destiné aux indépendantistes algériens qui diffuse notamment des communiqués du FLN, et un autre dénommé Radio Mauritanie Afrique qui diffusait en arabe, en hassani et en wolof. A la suite d’un décret royal du 19 mai 1959, qui impose le monopole d’Etat de la radiodiffusion sur tout le territoire, les autres stations disparaissent et Radio Tanger est nationalisée. Elle déménage et prend pour quelques années le nom de « Sawt Al Maghrib » (La voix du Maroc).

Des sujets qui fâchent

En juillet 1971, alors que le coup d’Etat de Skhirat bouleverse le pays, la station annonce que le roi Hassan II est encore le maître du pays (voir encadré). Quatre ans plus tard, en 1975, elle dépêche le célèbre Mohamed El Gharbi pour couvrir la Marche verte. Il en revient avec un reportage mémorable de 18 heures.

Par son ton et ses programmes, la voix reconnaissable entre mille de ses journalistes, Radio Tanger fait figure d’exception. « Entre 1960 et 1990, alors que l’Etat ne supportait aucune voix discordante, elle parlait de sujets qui fâchent : pauvreté, enseignement désastreux, santé… Inimaginable pour l’époque. Ses programmes s’adressaient à la classe défavorisée, la base ouvrière », se rappelle Mohamed Amrani Boukhobza, professeur à la faculté de droit de Tanger. « Les étudiants gauchistes l’écoutaient. Elle diffusait des chansons de Marcel Khalifa, Cheikh Imam, Faïrouz, c’était très courageux… Radio Tanger était une radio indépendante avant l’heure », ajoute l’universitaire. Des directeurs aussi éminents que Khalid Michbal ou Sabah Bendaoud s’y sont succédé. On y trouve aussi des voix féminines importantes : Amina Soussi, Fatima Issa, Chafika Assabah, Zhor Laghzioui…  Dans les années 1990, Mohamed Choukri y enregistre une émission, puis ce sera le tour du poète Abdellatif  Benyahya.

La traversée du désert

« Nous étions très nationalistes et préoccupés par notre environnement », commente Fatima Issa, journaliste pendant près de 40 ans à la station. Depuis 1972, elle a lancé plusieurs émissions mémorables : La Anam, Ahlam La Tatahaqaq, Sawt Al Masmoue… « Nous recevions des dizaines d’appels d’auditeurs et des cartons de lettres, envoyées du monde entier », se souvient-elle. La station obtient pas moins de 36 prix à l’échelle nationale et internationale pour ses émissions, dont le premier prix au Caire pour Hanin (parmi 960 programmes sélectionnés).  « Les programmes de Radio Tanger passaient en direct, à une époque où les mots devaient être pesés. De plus, elle avait souvent recours au micro-trottoir pour sonder la population  », souligne Amrani Boukhobza. La radio fait accoucher les esprits, les langues des auditeurs se délient. Mais cette trop grande liberté commence à irriter.

L’arrivée de Médi 1 en 1981 puis la libéralisation du champ médiatique vont lui porter un coup dur. La radio est progressivement marginalisée. Elle n’émet plus depuis le quartier Bani Makada et ne passe plus que sur les ondes régionales. Sa diffusion sur fréquence nationale ne s’opère que de 23 h à 5 h du matin. Ses revenus publicitaires fondent comme neige au soleil. A partir des années 1990, la station devient une branche de la SNRT (ex-RTM). « Cette radio méritait mieux que cela. Elle avait une vision spéciale et en a payé le prix fort », estime Amrani Boukhoubza. Aujourd’hui, dans l’immeuble délabré où elle occupe les 3e et 4e étages, la station vit sur sa gloire passée. Mais lorsque les lumières s’éteignent et que les portes des studios se ferment, surgissent les fantômes du passé, qui rappellent qu’une partie de l’histoire s’est jouée dans ces locaux.

Coup d’Etat. Le putsch de 1971 en direct

En juillet 1971, lors du coup d’Etat de Skhirat, la population tangéroise est ahurie après avoir entendu Radio Rabat lire le communiqué des putschistes. Elle tend ses oreilles vers Radio Tanger. Et là, soulagement : la station annonce que le roi Hassan II est vivant, qu’il est encore le maître du pays. La voix chaude de Mustapha Abdellah appelle les auditeurs à à ne pas céder à la panique. Dans son livre Le Complot, Ahmed Beroho raconte que la radio diffusait ce jour-là la chanson de Abdelouahab Doukkali, Habib Al Jamahir, quand Mustapha Abdellah a pris l’antenne : «  « Chers auditeurs, le gouverneur du roi à Tanger demande votre aimable attention.«  Aussitôt, la voix chargée d’émotion, le verbe haut, le ton de circonstance, le gouverneur annonça : « Sa Majesté le roi, que Dieu le glorifie, est vivant. Il n’a été victime d’aucune agression. Ce que vient de diffuser Radio Rabat est une imposture. » Mustapha Abdellah reprit le micro […] : 
« Chers auditeurs ! Une dépêche de dernière minute : Un contingent d’anciens combattants vient de dégager Radio Rabat. (…) Le lieutenant-colonel M’hamed Ababou, noyau dur du coup d’Etat avorté, et son garde du corps, l’adjudant-chef Aqqa, ont été abattus […] Vive le roi ! »».

Abdeslam Kadiri 

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