Le CESE, en se basant sur des consultations avec diverses parties prenantes et sur une analyse approfondie des textes nationaux et internationaux, émet plusieurs réserves sur ce projet de loi.
L’une des premières remarques soulevées par le CESE concerne l’absence d’un préambule dans le projet de loi. Contrairement à d’autres législations marocaines et « malgré le fait que la régulation de l’exercice du droit de grève à travers une loi organique ait été attendue depuis plus de 60 ans », le texte ne présente pas d’introduction expliquant la philosophie et les objectifs du cadre législatif, selon le Conseil.
Le CESE regrette que le texte n’inclue pas d’explications sur ses impacts économiques et sociaux. Un préambule aurait permis de mieux comprendre les fondements du texte et de garantir une lecture claire des enjeux du droit de grève au Maroc. Pour le CESE, il est essentiel de rappeler que le droit de grève, tel qu’inscrit dans la Constitution et les engagements internationaux du Maroc, est un droit fondamental, et ce cadre législatif devrait garantir l’équilibre entre les droits des grévistes et ceux des employeurs, notamment en « protégeant le droit constitutionnel de grève et en assurant un équilibre entre les droits des différentes parties, y compris la continuité des services publics et la stabilité sociale et économique ».
Un autre point crucial est l’inégalité de traitement entre le secteur public et le secteur privé. « 22 articles sur 49 sont consacrés à l’exercice du droit de grève dans le secteur privé, tandis que seulement 4 articles concernent l’exercice de ce droit dans le secteur public », note le CESE. Ce déséquilibre pourrait entraîner des inégalités dans l’application du droit de grève entre les secteurs, ce qui suscite des inquiétudes quant à l’équité du cadre légal proposé.
Le CESE critique également la nature trop répressive du texte, qui consacre 12 articles à des dispositions punitives. « Il est à noter que l’accent est mis sur l’aspect répressif dans le cadre de l’organisation du droit de grève », explique l’avis publié sur le site du Conseil, ajoutant que « l’approche restrictive » domine de manière notable. Pour le CESE, cette approche donne l’impression que le projet de loi cherche davantage à restreindre le droit de grève qu’à en garantir l’exercice dans des conditions justes et qu’il pourrait ainsi nuire à l’exercice de ce droit fondamental, tout en créant un climat de tension entre employeurs et employés.
La définition même de la grève pose problème selon le CESE. Le projet de loi soumis par le gouvernement définit la grève comme « tout arrêt collectif du travail planifié pour une durée déterminée dans le but de défendre un droit ou un intérêt social ou économique ». Cependant, cette définition exclut de nombreuses catégories de travailleurs, notamment les professions non salariées, les travailleurs indépendants et d’autres acteurs économiques, pourtant également concernés par des conflits sociaux. Le CESE estime que cette définition restrictive risque de marginaliser une partie des travailleurs marocains.
De plus, la mention d’interdiction de la grève à des fins « politiques » sans que ces fins soient clairement définies est également source de confusion. Le CESE craint que cela puisse entraîner des interprétations arbitraires, notamment dans des contextes où des revendications sociales sont étroitement liées aux choix politiques du gouvernement.
Le CESE souligne également le manque de précision des articles qui interdisent certaines formes de grève, comme les grèves alternées ou successives, sans pour autant définir clairement les raisons de ces interdictions. Cette absence de clarté pourrait créer des incompréhensions et des abus dans l’application de la loi.
Le CESE rappelle par la même occasion que, conformément aux engagements internationaux du Maroc, le droit de grève « ne doit pas être indûment restreint ». Le CESE insiste sur le fait que ce droit, bien qu’il ne soit pas absolu, ne doit pas être limité à un point où il devient pratiquement impossible de l’exercer. Des conditions doivent être posées, mais celles-ci ne doivent pas empêcher les travailleurs de recourir à la grève comme moyen de pression légitime pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux.
Par ailleurs, l’article 3 du projet de loi encadrant l’exercice du droit de grève au Maroc stipule que le droit d’appeler à la grève est limité aux syndicats du secteur public et privé, avec une exigence de représentativité au niveau national ou au sein de l’entreprise ou de l’institution concernée. Selon cette disposition, le droit d’appel à la grève est réservé aux syndicats les plus représentatifs. En l’absence de syndicat, les représentants élus des salariés ayant obtenu le plus grand nombre de voix peuvent appeler à la grève.
Le CESE critique cette restriction en soulignant qu’elle exclut certaines catégories sociales et organisations professionnelles, ce qui revient à priver ces groupes de leur droit à exercer la grève. Cela contrevient à l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Maroc, qui garantit la liberté de former des syndicats et de s’y affilier pour défendre ses intérêts. Le CESE estime donc que la limitation du droit d’appel à la grève aux seuls syndicats majoritaires est une atteinte aux droits civils et politiques.
En outre, le CESE soulève des questions concernant les critères de représentativité syndicale dans les secteurs public et privé. Ces critères, déjà abordés dans la loi 24.19 sur les organisations syndicales, nécessitent une révision pour être en accord avec les principes de représentativité démocratique. La fixation de telles normes pour déterminer qui a le droit d’appeler à la grève pourrait s’avérer injuste si ces critères ne sont pas ajustés de manière à refléter la diversité des secteurs et des acteurs concernés.
Concernant la majorité requise pour la prise de décision de grève, l’article 16 du projet de loi prévoit qu’au moins les trois quarts des salariés doivent être présents à l’assemblée générale pour que la grève soit déclarée valide, et cela avec une majorité absolue. Le CESE estime que cette exigence est excessive, notamment dans les grandes entreprises qui emploient un grand nombre de salariés ou qui possèdent plusieurs branches régionales. Une telle condition pourrait rendre la déclaration de grève pratiquement impossible, en contradiction avec les orientations de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui recommande des seuils raisonnables pour permettre aux travailleurs de déclarer une grève sans entraves.
De plus, les expériences internationales montrent que dans plusieurs pays, la participation aux grèves ne nécessite pas une majorité aussi élevée. Par exemple, en France, en Allemagne ou en Suède, le taux de participation aux grèves varie souvent entre 30 % et 80 %, en fonction des secteurs. Le CESE recommande donc que les exigences de participation et de majorité soient revues pour s’aligner sur les pratiques internationales, afin que l’exercice du droit de grève ne devienne pas une mission presque impossible pour les travailleurs marocains.
En ce qui concerne la définition des « services vitaux » et du « service minimum », l’article 34 du projet de loi dresse une liste de 13 secteurs considérés comme vitaux, dont l’arrêt des services pourrait mettre en danger la vie, la santé ou la sécurité des personnes. Cependant, le CESE critique cette définition comme étant trop large et peu précise, ouvrant la voie à des interprétations potentiellement arbitraires qui pourraient restreindre de manière disproportionnée le droit de grève. Le Conseil recommande de définir clairement les secteurs concernés et de limiter autant que possible l’extension de cette liste afin de protéger le droit constitutionnel de grève.
Concernant les délais imposés avant la déclaration d’une grève, le projet de loi prévoit un délai de 30 jours entre la notification des revendications à l’employeur et la possibilité de déclencher une grève. Le CESE souligne que ces délais sont trop longs et risquent de « décourager l’exercice du droit de grève », notamment en comparaison avec d’autres pays où les délais de notification sont beaucoup plus courts, allant de 48 heures à 10 jours. Le CESE propose de rendre ces délais plus flexibles, surtout en cas d’urgence, et de les adapter aux caractéristiques spécifiques des différents secteurs pour éviter toute entrave injustifiée à l’exercice de ce droit.
Enfin, en ce qui concerne les sanctions prévues par le projet de loi, le CESE critique l’accent mis sur les sanctions pénales et financières, avec la possibilité de recours à des peines privatives de liberté pour les contrevenants. Le Conseil recommande de privilégier des sanctions disciplinaires ou contractuelles, conformément au Code du travail et aux conventions collectives, plutôt que de recourir systématiquement à des sanctions pénales qui pourraient exacerber les tensions entre employeurs et employés.
Le CESE conclut que le projet de loi, « dans sa forme actuelle », « nécessite des révisions importantes » pour « garantir qu’il respecte les engagements internationaux du Maroc » en matière de droits des travailleurs, tout en assurant un équilibre entre les droits des salariés et la continuité des services publics et des activités économiques.