Israël-Palestine : un affrontement “apocalyptique” entre deux mémoires traumatisées

Depuis le 7 octobre, l’opposition entre les partisans d’Israël et ceux de la Palestine prend parfois des allures “huntingtoniennes” — ou schmittiennes, selon le principe de la distinction basique ami/ennemi élaborée par Carl Schmitt. Cette opposition, souvent caricaturale, se manifeste sans discontinuer dans les rues, sur les campus et sur les plateaux de télévision des grands pays occidentaux comme des pays arabes et musulmans, donnant le vertige aux observateurs et, surtout, aux décideurs.

Par

Ahmed Abu Hameeda / Unsplash

La confrontation a de multiples dimensions — militaire, certes, mais aussi politique et hautement symbolique. Elle met en jeu deux représentations mémorielles profondément traumatisées : celle des Israéliens, hantés par la Shoah et les pogroms du début du XXe siècle, auxquels les massacres du 7 octobre ont souvent été assimilés ; et celle des Palestiniens, marqués par la Nakba, cette date originelle de 1948 qui a provoqué leur premier exode massif et à laquelle est comparable aujourd’hui la situation de la population de Gaza.

à lire aussi

Il est impératif de toujours tenir compte de ces visions quand on cherche à comprendre les motivations et les enjeux psychologiques des deux parties.

Le traumatisme de la mémoire juive n’a pas pris fin en 1948 : il venait seulement de commencer

Du côté palestinien, et du côté arabe et pro-palestinien en général, la perception de l’année 1948 demeure centrale. Cette année fut celle de la Nakba — littéralement la catastrophe, le premier grand exil, qui a jeté 700.000 Palestiniens sur les routes.

Pour les Juifs, 1948 fut seulement la date à partir de laquelle le peuple juif a pu se relever afin de comprendre ce qui lui était arrivé. En effet, la création d’Israël, le 14 mai de cette année, fut une petite victoire, un instant de joie avant des décennies de fouilles traumatiques dans la tragédie collective que représente l’entreprise de l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis.

Au niveau de la construction et de la reconstruction de la mémoire juive, le temps ne faisait que révéler et agrandir les reliefs et détails du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale.

Par conséquent, la seconde moitié du XXe siècle ne fut pas, pour la société israélienne, un temps de convalescence post-traumatique, mais plutôt le début d’une interminable exploration du traumatisme. La mémoire de la Shoah incarne un constituant commun et collectif au sein de la société et de l’espace public israéliens. Les deux minutes de sirènes qui retentissent dans tout Israël chaque année le jour de la commémoration de la Shoah en constituent un exemple.

Or, cette tragédie humaine fut souvent instrumentalisée par la démagogie politique arabo-musulmane et, aussi, par la démagogie politique israélienne.

Côté arabo-musulmans, on se souvient par exemple de l’appel à “jeter les Israéliens dans la mer”, propos volontairement génocidaire de l’ancien dictateur syrien Hafez Al-Assad dans les années 1960, et des déclarations négationnistes du président iranien Ahmadinejad en 2009.

En Israël, l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah peut aller jusqu’à l’accusation de “nazisme” prononcée à l’encontre des Palestiniens lorsque ces derniers résistent aux arrêts de leur expulsion et de leur remplacement à Jérusalem-Est par des colons juifs.

Le paradoxe palestinien : rayonnement culturel, défaite existentielle

Depuis 1948, la résistance culturelle et littéraire de la Palestine rayonne dans le monde par le biais de son traumatisme. Au niveau de la culture, de l’art et de la littérature, l’identité palestinienne peut être considérée comme la plus mondialisée, la plus libre et la plus remarquable par rapport aux autres identités arabes dotées d’États. Il suffit de comparer l’impact de l’œuvre du critique littéraire palestinien Edward Saïd et la naissance officielle des études post-coloniales avec son ouvrage L’Orientalisme, paru en 1978, aux dégâts sociaux et politiques provoqués par l’anti-impérialisme creux et idéologique des régimes arabes pendant plus de 50 ans.

Soulignons aussi, entre autres, l’influence de l’iconique artiste palestinien Naji al-Ali, assassiné à Londres en 1987, qui fut la cible de menaces à la fois de la part de l’occupation israélienne, des différents régimes arabes, mais aussi de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine).

Entre-temps, la situation réelle des Palestiniens en Palestine et dans la diaspora n’a fait que se dégrader. Des guerres, des défaites, des massacres en Jordanie (1970), au Liban (1982), jusqu’à la destruction par le régime syrien du camp Yarmouk, le plus grand camp de réfugiés palestinien au monde entre 2012 et 2015. Avant que les bombardements actuels de Gaza ne tuent des milliers de Palestiniens et qu’un ministre israélien n’évoque la bombe nucléaire comme solution, plus de 200 Palestiniens avaient déjà été tués en 2023 par l’armée israélienne ou par des colons en Cisjordanie.

Un autre événement symbolique sur la voie de la liquidation de la mémoire et de l’existence de la Palestine fut la reconnaissance par les États-Unis de Donald Trump de Jérusalem comme capitale officielle de l’État hébreu (2017). Les États-Unis, en tant que première puissance mondiale, n’ont pas légalisé par cette décision la politique de colonisation israélienne, mais ils lui ont plutôt donné une force absolue, extra-légale et arbitraire.

Ces dernières années, les Palestiniens ont donc vécu une révision voire une abrogation des termes légaux de leur cause, la trahison des monarchies arabes qui accélèrent le processus de normalisation avec Israël, et surtout, l’agressivité sans précédent des colons en Cisjordanie sous la protection de l’armée et du gouvernement radical israéliens. Serait-il imaginable pour ce peuple-symbole de voir ensemble sa mémoire et son existence périr dans une défaite politique ennuyeuse et sans bruit ?

L’affrontement d’aujourd’hui est engagé sur plusieurs niveaux pour les belligérants : la violence, les symboles et les mémoires. Entre-temps, les élites des grandes puissances occidentales se trouvent envahies par la question de l’importation du conflit et par la basse politique qui en découle. Ainsi, les cycles de vengeance entre ces deux traumatismes semblent-ils se dérouler sans arbitre, au risque d’échapper à toute lecture normative, qu’elle soit légaliste ou humaniste.

Sur le plan formel, on peut admettre que le Hamas fut élu démocratiquement en 2006 à l’issue des législatives palestiniennes et immédiatement boycotté par les diplomaties occidentales, car qualifié par ces dernières de terroriste. Or, et à la lumière de la philosophie politique, les élections démocratiques constituent moins un exercice procédural qu’une réactualisation du consensus sur le contrat social. Il s’agit d’une réaffirmation régulière et anticipée de la liberté politique et de la souveraineté dépersonnalisée du droit et des institutions. Rien de tout cela n’était apparu dans ce scrutin palestinien de 2006, car il s’agissait d’un moment négatif et révisionniste du processus de paix avec Israël par des électeurs palestiniens privés d’État. Les accords d’Oslo signé en 1993 entre Yasser Arafat, chef de l’OLP, et Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, ont seulement permis à Israël d’arracher sa reconnaissance par les Palestiniens, sans jamais arrêter la colonisation ni donner lieu à un État palestinien.

De nos jours, même avant la guerre déclenchée le 7 octobre, très peu d’experts croyaient dans le réalisme et la faisabilité d’un État palestinien souverain en raison du morcellement qu’ont subi ses présumés territoires tels que les définissent les accords d’Oslo.

Du côté israélien, retirer 700.000 colons des territoires occupés serait un suicide politique pour tout gouvernement. Au contraire, le discours nationaliste et extrémiste domine désormais la vie politique israélienne, allant jusqu’à l’idée d’un “grand Israël”, c’est-à-dire la continuation de la colonisation jusqu’au départ du dernier Palestinien.

Une lecture psychologique

Dans un récent article publié dans NewLinesMagazine, la journaliste Lydia Wilson expose la lecture psychologique de l’histoire de ce conflit et de la nature des émotions de ses deux belligérants. Elle rappelle que Gerard Fromm, psychothérapeute ayant publié sur les traumatismes du 11-Septembre et sur la psychologie du conflit israélo-palestinien, oppose la mentalité “Never again” de la psyché juive à la mentalité “Never surrender” de la psyché palestinienne.

Le “Never again” israélien fut construit sur le souvenir de quelque deux mille ans de persécutions et d’exil, jusqu’à la tentative d’anéantissement. Tandis que le “Never surrender” des Palestiniens traduit un traumatisme continu de dépossession, d’humiliation et d’occupation. Les deux attitudes belligérantes sont d’abord portées par des émotions extrêmes de nature traumatique, et elles se construisent mutuellement de manière négative. Le plus dangereux et le plus imprévisible événement qui soit, de ce point de vue, serait un affrontement violent, existentiel et non arbitré entre ces deux parties.

Pour le psycho-historien Charles Strozier, co-auteur de The Fundamentalist Mindset, la “mentalité apocalyptique” est caractéristique du Hamas, mais aussi du conflit israélo-palestinien au sens large, en raison de la présence de l’apocalypse dans les deux récits, articulée à leur négation l’un de l’autre.

Commentant les événements récents, notamment les attaques du Hamas, Strozier affirme : “[Le Hamas] veut la surréaction, il veut amener Israël à déchaîner la force entière d’une des meilleures armées du monde sur des combattants dotés de fusils et de drones bon marché.”

Pourquoi le Hamas mènerait-il une opération si suicidaire pour son avenir politique ? Qu’espéraient ses chefs lorsqu’ils planifiaient cette opération sinon l’embarras de leurs alliés et la brutalité de leurs ennemis ?

Deux possibles explications apparaissent chez les observateurs dans le monde arabe et au-delà. La première : le Hamas aurait décidé tout seul de déclencher la “dernière bataille” et d’entraîner ses alliés, le Hezbollah et l’Iran, dans un conflit régional engageant même les États-Unis. Autrement dit, seule une guerre ouverte et illimitée pourrait remettre la question palestinienne au centre de la politique internationale et conduire à une solution.

Seconde hypothèse : cette guerre fut couverte en coulisses par des capitales de la région comme l’Iran ou/et la Turquie. L’objectif est d’abord de nuire à la perspective de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite et, ensuite, de forcer les Américains, grâce à une crise majeure, à procéder à une redistribution égalitaire et durable des rôles dans la région au-delà de la place exceptionnelle d’Israël ou du rôle accru des monarchies arabes. Comme vient de le souligner un historien américain dans le New York Times, les États-Unis ont en tout cas perdu, avec ce conflit, le contrôle sur Israël et sur tout le Moyen-Orient.

David et Goliath, par Dan Craig.

Pendant que les scènes globale et médiatique opposent pro-Palestiniens et pro-Israéliens dans des controverses terminologiques relevant de la sphère du droit (occupation, colonisation, terrorisme, etc.), l’affrontement armé entre ces deux belligérants se situe ailleurs : dans la vengeance. Selon la lecture psychologique, les émotions extrêmes provoquent un comportement extrême qui va jusqu’à la violence extrême.

Derrière le visage de la haine, la réalité de la mémoire traumatisée

Si certains Juifs et certains Palestiniens crient à la vengeance devant une caméra, et ces scènes font le tour du monde via les réseaux sociaux, rien ne les accompagne pour expliquer que ces personnes “haineuses” sont habitées par des mémoires traumatisées et exacerbées par un événement traumatisant récent. L’humanité a-t-elle déjà perdu la main sur le flux des réseaux sociaux et les impacts de ceux-ci sur le temps de la raison humaine et sur celui de la politique ?

Les enjeux d’amalgames entre Juifs et colonisation, entre Palestiniens et terrorisme, ne deviennent-ils pas toxiques pour les sociétés démocratiques ? Quels seront les dégâts de ce conflit sur le pluralisme apaisé et les libertés épanouies de nos sociétés ?

Ce n’est pas l’ONU, mais l’Occident politique qui se présente comme le protecteur inconditionnel de l’État d’Israël. La nature inconditionnelle de cette protection ne devrait-elle pas exiger, en contrepartie, des pouvoirs inconditionnels ? N’est-ce pas à ces protecteurs que revient la tâche d’imposer une paix absolue et finale au Moyen-Orient ? Les porte-avions et sous-marins nucléaires ne peuvent-ils pas, pour une fois, traduire une Décision et une volonté politique positives ?The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original, signé Mohamad Moustafa Alabsi, chercheur postdoctoral au Mellon Fellowship Program, Columbia Global Centers, Amman. Membre associé à l’Institut de philosophie de Grenoble, Université Grenoble Alpes (UGA)