La Commission spéciale de la Chambre des représentants créée en juillet 2021 pour enquêter sur ces faits travaille sur ce dossier gigantesque depuis maintenant plus d’un an. Parallèlement, le département de la Justice a mis en examen plus de 800 individus, dont certains ont déjà été condamnés, à l’issue d’un plaider coupable, parfois à de lourdes peines de prison, et le procès de cinq membres du groupe d’extrême droite Oath Keepers vient de commencer.
La Commission vise au-delà des participants directs à l’assaut du 6 janvier et veut remonter aux vrais responsables en mettant en évidence les différents responsables et les moyens utilisés par l’ancien président et ses affidés (proches, élus républicains, avocats) pour s’opposer au transfert du pouvoir à Joe Biden, notamment via la propagation du mythe d’une élection qui aurait été “volée” et l’incitation à l’insurrection.
Alors que les auditions publiques de la Commission, dont la dernière a eu lieu en juillet, devaient reprendre ce 28 septembre, elles ont été décalées de quelques jours du fait de l’ouragan Ian, qui frappe actuellement la Floride. Ce délai ne devrait pas empêcher la Commission de publier rapidement son rapport. Si cette publication survient avant les élections de mi-mandat (midterms), qui auront lieu le 8 novembre prochain, le rapport pourra-t-il avoir un impact sur ce scrutin et, deux ans plus tard, sur la présidentielle de 2024, à laquelle Donald Trump semble décidé à se présenter ?
Ce qui est certain, c’est que les nombreuses violations de la loi et de la Constitution des États-Unis reprochées à Donald Trump ont souvent suscité des comparaisons avec l’affaire du Watergate, qui avait abouti en 1974 à la démission de Richard Nixon. Il existe certes des points communs entre les agissements des deux présidents républicains, mais les dégâts infligés par Donald Trump à la Constitution et au principe de primauté du droit (rule of law) sont beaucoup plus graves que ceux de son lointain prédécesseur.
Les différences avec l’affaire du Watergate
L’affaire du Watergate a été un choc majeur pour les Américains et a laissé une marque si profonde sur l’imaginaire politique du pays que les divers scandales qui ont suivi ont tous été baptisés d’un nom qui se termine en “gate” : pensons à l’Irangate sous Ronald Reagan ou au Monicagate sous Bill Clinton.
Ce qu’on appelle affaire du Watergate ne se limite pas au cambriolage du quartier général des Démocrates et fait référence aux multiples opérations lancées par Richard Nixon (président depuis 1968) pour espionner et discréditer le camp démocrate et son candidat Ed Muskie, auquel Nixon aurait dû être opposé lors des élections de 1972. Ces opérations ont eu un effet dévastateur sur la candidature de Muskie, et c’est un autre candidat, nettement moins dangereux, George McGovern, qui remporta les primaires démocrates, avant d’être battu par Nixon à la présidentielle.
Une commission sénatoriale avait été établie en 1973 pour enquêter sur ce scandale. Le travail du procureur spécial Cox et la décision US v. Nixon de la Cour suprême, ont contraint le président Nixon à la démission le 8 août 1974. Plusieurs Républicains, conscients de la gravité des abus, ont à l’époque fait passer la primauté du droit et l’intérêt du pays avant leurs préférences partisanes en votant en faveur de la destitution.
Aujourd’hui la situation est différente. Tout d’abord parce que les Républicains, terrifiés par les menaces de Donald Trump et intimidés par le poids politique de ses partisans, ont eu peur, début 2021, de voter la destitution qui aurait été la sanction adéquate et prévue par la Constitution à l’encontre d’un président qui a violé son serment de défendre la Constitution.
Puis les Républicains se sont opposés à toute forme d’enquête. Lorsqu’il a été question de créer une commission indépendante, comme celle qui avait enquêté sur les attentats du 11 septembre ou une commission mixte du Congrès (composée de sénateurs et de Représentants), les Républicains ont torpillé le projet.
Et quand Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des Représentants, a créé une commission spéciale à la Chambre, ils ont cherché à y placer leurs membres les plus radicaux, tels que Jim Jordan, possiblement lui-même impliqué dans l’attaque. Nancy Pelosi a rejeté leur participation ; le leader républicain à la Chambre, Kevin McCarthy, a alors refusé de nommer d’autres membres, ce qui lui est reproché aujourd’hui par son camp et est perçu comme le plus beau cadeau fait aux Démocrates. Toutefois, malgré les critiques des Républicains, la commission d’enquête sur l’attaque du Capitole est finalement bipartisane, puisqu’elle compte deux Républicains — et, qui plus est, profondément conservateurs : Liz Cheney (fille de l’ancien vice-président de George W. Bush) et Adam Kinzinger.
Tous deux ont accepté de mettre entre parenthèses voire de sacrifier leur carrière politique afin de faire la vérité sur les événements du 6 janvier. Et tous deux jouent un rôle majeur. C’est généralement Liz Cheney qui, tel un procureur, annonce les témoins à venir, explique les enjeux et les possibles chefs d’inculpation. Elle s’adresse également aux Républicains modérés, essayant de les convaincre des dangers que les trumpistes font courir au système étatsunien et à eux-mêmes : “Trump ne sera plus là, mais notre déshonneur demeurera”.
La Commission a tenu à faire connaître au peuple américain les révélations et témoignages qu’elle a obtenus, en diffusant la première et la dernière audition de l’été à une heure de grande écoute. Mais alors qu’en 1973 la majorité des Américains regardaient l’une des trois grandes chaînes hertziennes et avaient donc tous accès au même contenu, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ces chaînes existent toujours, mais le paysage médiatique comporte désormais de nombreuses chaînes câblées et Internet et les réseaux sociaux, où règne la désinformation, jouent aussi un rôle.
On sait que ceux des Républicains qui sont convaincus que Trump a remporté les élections (plus de 50 %) et que Joe Biden est donc un président illégitime et illégal ne regardent ni ABC, ni CBS ni CNN. Ils préfèrent ainsi Fox News, One America ou News Max, qui font tout leur possible pour éviter le sujet et minimiser la gravité de l’insurrection sur le Capitole du 6 janvier.
Ainsi, lors de la première audition, Fox News n’a pas voulu décaler pour l’occasion l’émission de son présentateur vedette Tucker Carlson, et a même préféré ne passer aucune publicité pendant cette émission, diffusée au même moment que les travaux de la Commission, de crainte que ses téléspectateurs ne zappent durant les pauses publicitaires et ne tombent sur la retransmission des auditions par d’autres chaînes.
De plus, Carlson a fait de son mieux pour décrédibiliser le travail de la Commission et accuser ses membres de comportement partisan et d’acharnement anti-Trump, tout en brandissant toutes sortes de théories du complot destinées à détourner l’attention des éléments factuels présentés devant la Commission. C’est pourquoi l’impact des audiences de la Commission sur le 6 janvier sera sans doute moindre que celui de la Commission Watergate. Les pro-Trump, convaincus que l’élection lui a été volée, ne changeront pas d’avis.
Pourtant, durant l’été 2022, on a pu noter de réelles évolutions chez les modérés et les indépendants. En effet, les décisions radicales de la Cour suprême rendues fin juin 2022 — remise en cause du droit à l’avortement, complication de la régulation en matière de port d’armes et de réchauffement climatique — contribuent à cette évolution de l’opinion, au même titre que les travaux de la Commission. Les lignes ont commencé à bouger… et les élections de mi-mandat vont arriver très vite.
Une différence de taille, l’attitude des Républicains
Alors qu’en 1973, six élus républicains sur les 17 siégeant à la Commission judiciaire de la Chambre ont voté la mise en accusation de Richard Nixon, et plusieurs Républicains au Sénat s’apprêtaient à voter la destitution en 1974 (Nixon a finalement démissionné avant le vote), seuls dix élus républicains (sur plus de 200) ont voté la deuxième mise en accusation de Trump à la Chambre des représentants, en janvier 2021. Ils ont été la cible d’attaques dans les médias et de menaces venant de leur camp et des trumpistes, et ont, pour la plupart d’entre eux, décidé de ne pas se représenter.
Ceux qui ont osé malgré tout se présenter à nouveau aux primaires de leur parti en vue des midterms du 8 novembre prochain ont dû faire face à des candidats favorables à Trump, et ont souvent été battus. Liz Cheney a ainsi perdu sa primaire le 12 août… et annoncé dans la foulée une éventuelle candidature à la présidentielle de 2024.
Au Sénat, la quasi-totalité des élus républicains ont jugé qu’il n’y avait rien de répréhensible dans l’attitude de Donald Trump, ni durant la première procédure de destitution (consécutive à la révélation des pressions exercées par Trump sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour discréditer Joe Biden), ni durant la seconde, intentée pour incitation à l’insurrection.
Et alors que deux poids lourds du parti républicain, Mitch McConnell et Lindsay Graham, ont d’abord condamné l’attaque en des termes très forts, le premier affirmant que Donald Trump était “moralement et juridiquement responsable de l’insurrection”, ils n’ont finalement pas voté la destitution en janvier 2021, préférant laisser les Démocrates s’en charger). Seuls sept élus républicains ont voté la destitution alors qu’il en aurait fallu 17 pour que celle-ci aboutisse.
Que peut faire la Commission concrètement ?
La Commission ne peut ni mettre en examen, ni inculper, mais elle peut envoyer des messages forts au ministre de la Justice afin de l’inciter à mettre en examen les proches de l’ancien président et peut-être D. Trump lui-même. Elle tient aussi à établir pour la postérité la liste des crimes et violations commis, en espérant qu’une majorité des électeurs comprendra la nécessité de mettre fin à l’impunité.
En effet, si Donald Trump, ses avocats, ses proches comme Steve Bannon (ex-conseiller) ou Mark Meadows (ancien chef de cabinet) et de nombreux élus (Jim Jordan ou Paul Gosar) n’ont pas à subir les conséquences de leurs actes illégaux — sous la forme d’une mise en examen, voire d’une condamnation à une peine de prison ou d’inégibilité, le risque est réel que de nouvelles tentatives réussissent en 2024 ou plus tard.
Mais le ministère de la Justice est confronté à une question qui est autant politique que purement juridique : même s’il dispose de suffisamment d’éléments pour inculper Trump et ses plus proches partisans, la charge de la preuve est élevée (“au-delà du doute raisonnable”) et le ministre de la Justice doit prendre en compte les risques réels de violences que de telles mises en examen ou condamnations pourraient provoquer — une menace déjà brandie à demi-mot par l’ancien président. Ce dilemme est la preuve que le système est malade…