Face à la guerre, le “piège” d'une certaine “souveraineté alimentaire”

L'argument de la "souveraineté alimentaire" mis en avant face à la guerre en Ukraine risque d'imposer à l'agenda international des réponses de courte vue, qui font peu de cas de la réalité du marché et des défis agricoles, mettent en garde des chercheurs.

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Caitlin Welsh, directrice du programme sur la sécurité mondiale au CSIS (Center for Strategic & International Studies), voit « se multiplier les appels à cette notion de souveraineté alimentaire » et redoute « un euphémisme pour des mesures protectionnistes, en particulier des interdictions d’exportation par les pays producteurs ».

Elle a déjà recensé onze pays ayant pris des mesures en ce sens, parmi lesquels la Russie, l’Argentine, la Hongrie, l’Indonésie et la Turquie. Or si le but est de bénéficier d’un « approvisionnement sûr », la manœuvre est risquée car « les producteurs vont recevoir moins pour leurs produits, parce que leur base de consommateurs est plus petite ».

« Un autre résultat très malheureux de ce conflit est que le prix du blé acheté par le Programme alimentaire mondial augmente, car le PAM s’approvisionne en Ukraine pour au moins 50 % de son blé, ce qui signifie que le prix de l’aide alimentaire d’urgence augmente », souligne Caitlin Welsh.

Dans des pays comme l’Egypte, le Soudan ou le Liban, dépendants à plus de 80 % des importations pour leurs besoins en céréales, la flambée des matières premières a déjà conduit à des rationnements ou à des manifestations durement réprimées, comme à Khartoum.

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Tout dépend de ce que l’on produit et pour quel usage, affirme l’économiste Benoît Daviron, spécialiste des marchés internationaux agricoles au Cirad, organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement.

« En Europe aujourd’hui, 80 % de la consommation du maïs est destiné à l’alimentation animale. Aux Etats-Unis, 140 millions de tonnes sont transformées en éthanol, soit la moitié de la production annuelle de maïs », explique-t-il.

David Laborde Debucquet, chercheur à l’International Food Policy Research Institute, rappelle que l’Europe et les Etats-Unis ont, au cours des cinq dernières années, diminué de « 6 ou 7 millions d’hectares » leurs surfaces en blé. Le plus souvent pour faire du maïs, soja ou colza, « plus profitables ».

Face à la crise, Benoît Daviron distingue trois catégories de pays : ceux qui comme la Chine ou l’Inde, ont une « politique agricole solide » et peuvent isoler leur marché intérieur de l’international, ceux qui vont mettre en place des subventions à la consommation, essentiellement les producteurs d’hydrocarbures, comme les pays du Golfe, l’Algérie ou le Ghana et le Gabon, et ceux qui consomment essentiellement des produits non échangés sur les marchés internationaux (fonio, manioc, taro).

« C’est une image fausse de penser que l’Afrique est nourrie par l’Europe », dit-il, rappelant qu’en Afrique sub-saharienne, 80 % de l’alimentation est produite localement.

Mais à court terme, il faut éviter un choc pour certains pays. Pour cela, dit-il, « plutôt que cultiver des terres en jachère » comme vient de le décider l’UE, il faut « fournir de l’aide en puisant dans les stocks mondiaux ». Ce qui est aussi l’objectif de l’initiative européenne « Farm », lancée vendredi, qui vise à lutter contre la spéculation sur les marchés en sollicitant les stocks.

Face à la multiplication des crises, qui seront essentiellement des « crises climatiques », « est-ce que la réponse, c’est plus de souveraineté alimentaire ? C’est souvent là le piège. Parce que vous ne contrôlez pas les sécheresses », affirme David Laborde Debucquet, relevant que le Maroc, qui subit sa pire sécheresse en 40 ans, n’a d’autre solution que de se tourner vers les marchés mondiaux pour s’approvisionner.

« Dire qu’il faudrait qu’on soit moins interdépendants pour être en meilleure sécurité, c’est vraiment une voie très très dangereuse », dit-il, rappelant qu’il y a 30 ans dans la Corne de l’Afrique, la famine tuait « tous les trois ans » faute de pouvoir importer du blé de Russie.

Pour lui, la question est bien plus de voir « comment on peut créer plus de diversité pour ne pas dépendre de un, deux, trois ou quatre pays », en aidant par exemple « certains pays africains qui ont un vrai potentiel agronomique à être les nouveaux Brésil ou Argentine pour pouvoir dire: cette année, on a une sécheresse en Europe, mais on a trois autres continents qui peuvent jouer un rôle ».