Il fut un temps au Maroc où devenir ministre était la consécration d’un parcours politique et militant, permettant à celui qui y accédait de confronter au réel les valeurs et les idées qu’il avait nourries et défendues pendant des années.
Derrière les personnalités qui occupaient cette fonction, on trouvait généralement une histoire et un engagement. Elles disposaient de CV qui leur assuraient le minimum de technicité pour gérer leurs départements, mais elles avaient aussi une culture politique, un ancrage social et une connaissance fine du pays.
Il ne s’agissait pas d’une question d’âge, ni de prime à l’ancienneté. Des noms comme Abderrahim Bouabid, Ahmed Reda Guedira ou M’hammed Boucetta étaient à peine trentenaires quand ils sont devenus ministres.
Mais ils avaient derrière eux toute une vie politique qui a continué et a duré même après avoir quitté leurs fonctions. En dehors des “départements de souveraineté”, un ministre était d’abord une figure publique, supposée incarner une ligne politique, un parti et une idéologie. Mais ça, c’était avant !
Novlangue et logorrhée managériale
La transformation de la fonction ministérielle est parmi les signes de la dégradation actuelle de la vie politique marocaine. À quelques notables exceptions près, les ministres se sont transformés en chefs de projet, des managers de BU (Business unit) qui ne conçoivent le Maroc qu’à travers des slides PowerPoint.
Leur perception du monde politique et de la société est embuée par un langage (une novlangue plutôt) emprunté au monde de l’entreprise et à la logorrhée managériale. Ils vivent dans une illusion d’action entretenue par les interminables (et souvent inutiles) cérémonies de représentation, amplifiée par un environnement administratif prompt à magnifier la réalité au lieu de la présenter fidèlement.
Chez ces ministres, dépourvus de culture politique, d’expérience antérieure de gestion publique et surtout, d’humilité, on ne retrouve aucune conscience de la complexité du pays, de la sensibilité de ses habitants et de leur histoire. Ils sont tétanisés devant la moindre adversité émanant de la société. Ils sont venus, et ils partiront, sans que personne ne sache ce qu’ils défendent comme valeurs, projet de société ou réforme engagée.
Des “super-directeurs”
En dehors de l’agitation protocolaire et du faste lié à la fonction, enivrant ceux qui y croient et y succombent, les ministres disposent de moins en moins de pouvoir et d’influence. À part quelques départements, dotés de vrais moyens et dont les responsables sont les garants d’un cap stratégique défini d’avance, de nombreux ministres ne sont en fin de compte que des “super-directeurs”.
“Les ministres sont dans une bulle d’action qui éclate en fin de mandat”
Ils gèrent les affaires courantes, nomment et évincent des fonctionnaires selon leurs affinités, commandent des études et en mettent d’autres dans les tiroirs, font des discours, répondent aux questions convenues des parlementaires, visitent, inaugurent, promettent… bref, ils sont dans une bulle d’action qui éclate en fin de mandat.
Mais le vrai pouvoir — celui de mener des réformes profondes et transformantes, de tenir face aux résistances et aux situations de rente et de profit, de changer les structures et les mentalités — ne leur appartient pas. Ils n’ont ni le temps nécessaire pour conduire une réforme, ni les moyens humains et techniques pour le faire, ni un référentiel précis qui leur indique un horizon, et ils sont dépourvus d’un appui politique et populaire leur permettant d’avancer.
Cette situation explique pourquoi la communication est devenue une obsession, un objectif en soi, alors qu’elle n’est qu’un moyen qui vient expliquer une action politique et non pas s’y substituer. Évidemment, il ne s’agit pas d’une exception marocaine, car on peut faire le même constat dans d’autres pays, plus démocratiques et développés que le nôtre.
Dans une société de méfiance, où la parole officielle et publique est devenue suspecte, l’influence des ministres s’est amoindrie. Elle se perd dans le brouhaha général, où toutes les paroles se valent. Leur discours politique est devenu illisible, standardisé et interchangeable. Il se rétrécit face à la violence des réseaux sociaux et à la vindicte populaire et anonyme.
Ceci explique probablement pourquoi la fonction ministérielle, malgré son prestige, n’est plus aussi attrayante au sein des élites économiques et technocratiques, qui leur préfèrent le confort et l’anonymat des grands groupes et des multinationales, ou l’efficacité et la solidité de certains établissements publics et institutions constitutionnelles. Mais, qui veut encore devenir ministre ?
Abdellah Tourabi est journaliste politique, chroniqueur et animateur d’émission sur 2M, et ancien directeur de publication de TelQuel.