Il était environ 6 heures du matin lorsque les pelleteuses sont passées sous nos fenêtres. J’ai sauté du lit, pris mon téléphone pour filmer, quand des militaires se sont jetés sur moi : ‘Pas de photos ! Prenez-lui son portable !’” Pour Adam* comme pour tous les habitants et amoureux de Tifnit, ce 25 décembre, “tout a basculé”. Lui venait d’investir, pour sa retraite, dans une maison de pêcheur, dans ce petit village de bord de mer à une quarantaine de kilomètres au sud d’Agadir. Natif d’Aït Melloul, il retrouvait ainsi la région de Souss-Massa où il a ses plus beaux souvenirs d’enfance. C’était il y a moins d’un an, “avec un acte de vente signé chez l’adoul et légalisé”, tient-il à préciser. Pas de quoi arrêter une expulsion pour “occupation illégale du domaine public maritime”, même sans préavis.
Manu militari
“J’étais dans la maison avec toute ma famille, on nous a donné deux heures pour ramasser nos affaires, poursuit-il. Des voisins n’ont pas eu cette chance.” Parmi les cinq témoignages recueillis auprès d’anciens résidents marocains et étrangers à Tifnit, une seule personne affirme avoir reçu un document du ministère de l’Équipement quelques jours avant ce 25 décembre. Il s’agit de Fatima*, qui vit à Tifnit depuis 2005. Son mari était pêcheur, tandis qu’elle proposait thé, sardines et autres poissons grillés devant sa maison aux locaux et touristes de passage.
Dans une circulaire datée du 6 décembre, le ministère indiquait se réserver le droit d’attaquer en justice pour occupation illégale du domaine maritime, évoquant un délai de cinq jours aux résidents pour la “remise à l’état initial”. La rumeur a bien circulé dans le village, mais sans pour autant éveiller les soupçons : beaucoup n’ont rien reçu, “et même avec ce document, on pensait qu’on allait avoir affaire à la justice, pas à des pelleteuses venues sans crier gare”, soupire Malika* qui a grandi sur cette plage, son père passionné de pêche ayant construit une des premières maisons de Tifnit, où il résidait encore en cette fin d’année. “C’était en 1978. À l’époque, il n’y avait pas plus d’une dizaine de maisons sur la plage.” Au dernier recensement, il y avait environ 270 maisons sur la baie, pour 500 familles.
La crainte s’est installée le 24 décembre, quand des engins ont approché la plage, repoussés par une manifestation pacifique de riverains. Une réunion était alors prévue le lendemain avec le gouverneur de la province de Chtouka Aït Baha, mais les pelleteuses sont arrivées avant. Fatima* les a vues arriver, elle ne dormait pas ce soir-là. “J’étais stressée par tout ce qui se passait, alors je me suis posée sur ma terrasse. La plage s’est éclairée d’un coup à 5 heures du matin, c’était plein de voitures qui arrivaient, dont six tracteurs.” Panique générale : les habitants voient leurs affaires jetées sur le sable, certains tentent de résister. “J’ai vu un monsieur refuser de sortir de sa maison ; ils l’ont sorti par les pieds”, témoigne une source au bout du fil. Une autre nous décrit sa voisine montant sur le toit de sa maison, drapeau et portrait du roi à la main, avant que les autorités ne la fassent redescendre.
Quelques jours plus tard, ce village mis en avant par les guides touristiques n’est plus qu’un mirage, les restes de ses 270 maisons enfouis sous une dune. Circulez, à Tifnit, il n’y a plus rien à voir, si ce n’est le marché de poisson (dont les travaux ont été lancés par le roi Mohammed VI en 2011), le club de surf dépendant de la fédération, le poste des FAR et… la résidence pieds dans l’eau du gouverneur de la province de Chtouka Aït Baha, dont relève le village.
La mer au bord des yeux
“Quand nos maisons ont été détruites, nous avons dormi sur la plage avec des voisins. D’autres dormaient dans le marché aux poissons, raconte Fatima. On disait aux autorités qui nous demandaient de partir : ‘Jetez-nous à la mer, nous n’avons nulle part où aller.’ Et puis au bout de trois jours, elles sont revenues nous voir, ma famille et moi, pour nous dire qu’un bienfaiteur allait nous payer le loyer pendant un an à Biougra (à plus de 40 km dans les terres, ndlr). On ne sait pas qui c’est. On n’est plus dehors, mais on ne sait pas quoi faire ici.”
Pour toutes ces familles, le réveil est douloureux. “Ma maison témoignait de toute ma vie. J’ai rencontré mon mari et eu mes enfants là-bas. Cette maison racontait nos rêves et nos sentiments. Là, on nous envoie dans un endroit avec lequel on n’a aucun lien, déplore Fatima, au bord des larmes. Mon fils de 12 ans n’arrête pas de pleurer en disant qu’il aurait référé mourir. De ma vie, je n’ai jamais vu un truc pareil.”
“On m’a violé ma mémoire, mon histoire, mon territoire”
Selon plusieurs sources locales, le gouverneur aurait promis aux pêcheurs ayant une barque un lopin de terre de 40 m2 à côté du marché aux poissons, “mais la clientèle des pêcheurs, c’étaient les familles du village, les touristes de passage, à qui vont-ils vendre maintenant ?”, se demande Fatima.
“On m’a violé ma mémoire, mon histoire, mon territoire, lance Malika. La dernière délimitation du domaine maritime à 150 mètres après la dernière vague remonte à 2008, or nous étions là bien avant, quand la loi de 1914 stipulait qu’il fallait être à 6 mètres.” Mais ce que les sinistrés interrogés déplorent, ce n’est pas tant le fait que l’État reprenne le domaine maritime, mais la manière. “Et quand on demande des explications aux autorités locales, elles nous répondent qu’elles ne savent rien, que l’ordre vient ‘d’en haut’. On ne sait même pas ce que va devenir cette plage, quel est le projet derrière.”
“J’ai des scrupules à m’apitoyer sur mon sort tandis que de pauvres gens perdent leur habitation principale et leur outil de travail, revient Adam, qui comptait passer sa retraite au village. Mais la perte est immense, le sentiment d’injustice et la violence nous auront traumatisés pour longtemps. Tifnit était un bijou d’authenticité locale, un petit village de pêcheurs si paisible et harmonieux, aux ruelles tortueuses, alimenté grâce à des panneaux solaires et des forages, avec ses épiceries et restaurants sur la plage. Des pêcheurs plantaient leur tente au pied de la maison, ils venaient en famille les week-ends. Des touristes venaient surfer nos jolies vagues et photographiaient à tout-va la beauté unique de ce village. Ils savouraient les poissons grillés de Chez Maxim’s, dormaient chez l’habitant.”
À qui le tour ?
Pendant que les habitants tentent en vain de faire le deuil de leur maison et de leurs souvenirs, les pelleteuses, elles, reprennent la piste. Après un détour par Sidi Toual plus au nord, c’est au tour des plages de Douira, entre Tifnit et l’embouchure de l’oued Massa. Dépeuplées, victimes de la prédation immobilière, elles ressemblaient déjà depuis quelques années à des villages troglodytes fantômes. Les grottes abandonnées ont d’ailleurs été pillées avant l’arrivée des engins. Tout y est passé : le bois, les serrures, les cordages des puits.
“Le caïd m’a souhaité la bonne année avant de me dire que j’avais cinq jours pour dégager”
Un des derniers résidents permanents de Douira nous raconte son 1er janvier : “Le caïd m’a souhaité la bonne année avant de me dire que j’avais cinq jours pour dégager”, sourit Jacques*, qui en a vu d’autres. Baroudeur invétéré, ce Français avait fait d’une grotte de quelques mètres carrés sa résidence principale. “Je me doutais qu’on serait les suivants. Une page se tourne, mais il est normal que les autorités reprennent le domaine maritime, je ne suis pas choqué”, poursuit celui qui s’est réfugié chez un ami en ville, tandis que les militaires quadrillaient la zone de destruction ce lundi 8 janvier.
“On aurait préféré que ces grottes soient préservées pour servir à quelque chose, à quelqu’un, mais c’est la vie, rebondit Iliass*, dont le père avait fait creuser une grotte de 20 m2 à Douira dans les années 1980 pour y passer les vacances. Les souvenirs ne se détruisent pas, et une fois la poussière retombée, j’espère que les pêcheurs de la côte seront dignement pris en charge.”
À quelques kilomètres de piste plus au sud, sur la baie de sable fin de Tabelbeilt, une dizaine de maisons à flanc de falaise, toutes de standing. Ali*, un Gadiri, a investi il y a cinq ans dans une grotte de 300 m2 à flanc de falaise, pour environ un million de dirhams, travaux de rénovation compris.
“À travers cette maison, je recherchais le Maroc de mon enfance, vierge, informel, simple. Un Maroc en voie de disparition, parce que tout devient bétonné, froid, artificiel”, explique-t-il. “J’ai dépensé ce que j’étais prêt à perdre, parce que ça reste du domaine maritime, il y a toujours un risque. J’y ai passé quelques années de pur bonheur, ça n’a pas de prix”, estime celui qui avait déjà “désossé” sa maison secondaire avant l’arrivée des pelleteuses mercredi 10 janvier. “Je n’arrêtais pas de dire que le seul truc que je ne vendrais jamais, c’était cette maison. Heureusement que je ne l’ai jamais vendue d’ailleurs parce que j’ai eu des propositions, dont une à 2 millions de dirhams, et on m’aurait aujourd’hui accusé de délit d’initié.”
“Ça fait mal au cœur, mais l’État est dans son droit de récupérer le domaine maritime. Sur la manière, en revanche, il y a à redire : c’est le flou total”
Comme Ali, la plupart des propriétaires ont pris les devants à Sidi Ouassay, sans forcément avoir d’avis, même oral, d’expulsion : “Le 31 décembre à 23 heures, un voisin a reçu un appel lui donnant 24 heures pour dégager. Le bouche-à-oreille a entraîné un vent de panique et nous avons immédiatement vidé notre grotte. Depuis, on attend… ça devrait arriver dans les prochains jours”, regrette Rita*, qui a acquis son bien auprès d’un haut fonctionnaire de l’État il y a un an. “On a tout misé sur cet endroit, pas seulement pour faire un Airbnb, mais aussi pour y passer du temps avec nos enfants. Ça fait mal au cœur, mais l’État est dans son droit de récupérer le domaine maritime. Sur la manière, en revanche, il y a à redire : c’est le flou total.”
À Sidi Rbat, on retient son souffle
Les plus impactés restent les pêcheurs, qui ont besoin de ces repaires pour stocker du matériel trop lourd à transporter depuis les villages dans les terres, quand ils n’en font pas leur lieu de vie. C’est le cas à Sidi Rbat, à l’embouchure de l’oued Massa.
Il y a encore quelques jours, les résidents que nous interrogions sur place avaient encore espoir que leur jolie plage soit préservée. “Apparemment, les pêcheurs qui ont un agrément vont pouvoir garder leur grotte”, nous disait Hassan, qui possède une barque et une licence de pêche.
Son ami Omar, en revanche, qui vit informellement de la pêche au filet, redoutait le moment où les pelleteuses allaient venir : “Je ne sais rien faire d’autre que pêcher, comment je vais nourrir ma famille ?” Sa grotte sur la plage fait finalement partie des quelques-unes qui ont été épargnées, du moins pour le moment, ce mercredi 10 janvier. Pour quelle raison ? On aimerait trouver un début de réponse dans l’initiative portée par l’artiste franco-marocaine Margaux Derhy.
Dans le village de son père, elle invite chaque année, depuis 2019, cinq artistes étrangers à venir partager des moments et peindre des grottes avec des pêcheurs. Son projet Massa Stories a ainsi donné un nouveau souffle à une vingtaine de maisons troglodytes, dont la majorité de celles qui ont survécu à Sidi Rbat. La nouvelle de ces rares grottes sauvées de la destruction a vite fait le tour, donnant de l’espoir aux résidents du littoral qui n’ont pas encore vu défiler les engins sur leur plage. Car à l’heure où nous écrivons ces lignes, nul ne sait qui sera le prochain.
Des rumeurs évoquant de futures démolitions, bien au-delà de la région Souss-Massa, fusent sur la côte Atlantique. En arrière-plan, certains suggèrent que des investissements émiratis ou qataris — “on ne sait pas trop” — vont prendre la place des maisons troglodytes.
L’horizon de la Coupe du monde 2030 est dans tous les esprits à Massa, qui redoutent de voir leur habitat et paysage réduits à néant pour augmenter la capacité litière et accueillir un tourisme de luxe amené à se densifier, et qui n’ira pas sans engendrer une gentrification massive. En l’absence de réponse des autorités, que nous avons contactées, ces rumeurs risquent de courir encore un moment.