TelQuel : Notre pays a été le théâtre d’un puissant tremblement de terre, entraînant des milliers de morts et de blessés. Comment avez-vous vécu les premiers moments de ce drame ?
Mohamed Hachimi : Je crois qu’il y a un constant structurel dans le catastrophique en général : l’imprévisibilité. Chaque être humain se niche dans un château fort de certitudes, de prévisibles gérables, de déjà-vu. Ce train-train quotidien d’une vie normale et bien tranquille constitue l’idéal de l’homme moderne, qui consiste en l’acquisition d’un savoir-faire et de compétences garantissant sa sécurité à tous les niveaux : social, sanitaire, économique, psychologique, et même eschatologique.
C’était mon cas. Alors que je nichais dans ma quotidienneté bien organisée, des rumeurs commençaient à circuler sur les réseaux sociaux à propos de ce “je-ne-sais-quoi”, selon l’expression de Vladimir Jankélévitch (1903-1985, philosophe français, ndlr), d’un imprévu, des grondements de la terre, des choses qui bougent. On a essayé toute une myriade de mots, avant que l’on n’arrive à prononcer l’expression “tremblement de terre”. Il a fallu de longues heures avant d’en saisir les conséquences les plus lourdes.
Selon le philosophe marocain Saïd Nachid, la dichotomie catastrophe/châtiment est une fausse équation. Qu’en pensez-vous ?
Bien sûr que nous vivons dans un monde déchanté, et ça fait presque quatre siècles que la science a réussi, après une lamentable confrontation entre le religieux et le scientifique, à s’imposer comme la seule autorité dans les domaines des savoirs.
“Ce que cherche une personne sinistrée, c’est le sens des événements plutôt que leur explication scientifique”
Actuellement, dès le primaire, tout le monde sait bien ce que veut dire un tremblement de terre, un mouvement des plaques tectoniques, comme nous l’a appris la leçon de géographie ou de sciences naturelles au collège, et puis après ? Est-ce que ça suffit pour apaiser l’angoisse de l’être humain ? Je crains que non.
Expliquer ne veut pas dire donner du sens, et ce que cherche une personne sinistrée, c’est le sens des événements plutôt que leur explication scientifique. Je crains même qu’on soit arrivé à un dogmatisme scientiste et simpliste, en prenant une position tranchante et apodictique, du genre le A c’est le B, sans que l’on n’octroie la moindre marge au “ça pourrait être autrement”.
Nietzsche disait que c’est avec les grandes certitudes que commencent les grands dangers. Je crois que, pour éviter un certain dogmatisme scientiste, on doit bien accepter une vraie pluralité des visions du monde. Il y aura toujours ceux qui vont continuer à donner du sens aux événements, en s’appuyant sur des termes théologiques.
Le débat sur le mal physique et le mal métaphysique continuera malgré les explications scientifiques qui s’appuient sur les lois des forces naturelles impersonnelles parce que, lorsqu’il s’agit du mal humain, les questions se posent sur un autre registre que celui du savoir objectif. C’est le vécu intime qui est en question, et ce vécu a toujours été entrelacé avec des sentiments de culpabilité, de grâce et de foi.
Il faut donc bien respecter cette logique préscientifique chez le commun des hommes, avec un encadrement démocratique du débat public qui consiste, avant toute chose, en l’implantation du paradigme de la reconnaissance et de la diversité, loin de toute tutelle, qu’elle soit théologique, scientifique ou philosophique.
Quel rôle pour la philosophie et le philosophe en ces temps difficiles ?
C’est surtout ne pas essayer de jouer les prophètes. Un philosophe n’est pas celui qui pense pour nous. Il est plutôt celui qui nous incite à penser avec lui, pour que l’on arrive à penser sans lui. C’est pour cette raison que l’on doit bien se garder de ceux qui posent les fausses questions, et qui se croient capables de monopoliser la vérité. Le devoir de la philosophie est de nous apprendre la modestie, qui est la condition même du “vivre ensemble” et, de là, l’essence profonde de toute vie civique.
“La logique de la survie ne coïncide pas toujours avec les nobles normes de la coexistence”
Au temps des catastrophes, le cadre institutionnel de la vie humaine vacille. L’espace d’un instant, nous sommes abandonnés à nous-mêmes, ce qui peut générer des tendances anti-civiques. La logique de la survie ne coïncide pas toujours avec les nobles normes de la coexistence. À travers l’histoire, nous avons assisté, maintes fois, à des régressions vers la barbarie, chez de grandes civilisations au temps des grandes crises, à cause des famines, des pandémies, des invasions…
Le devoir de la philosophie est le maintien des positions civilisatrices, à travers un travail conceptuel. Nous avons besoin d’un philosophe de l’espace public, et non pas de ces sages cyniques, qui se prennent pour olympiens. Au lieu de ça, nous voudrons des penseurs qui essaient d’endiguer les forces égoïstes qui poussent la société humaine vers une existence conflictuelle et frénétique, en théorisant les fondements logiques et éthiques pour justifier universellement la culture de réconciliation, de la solidarité, et de l’altruisme.
Après le séisme, nous avons assisté à un sursaut de passions altruistes chez la population, et une démarche spontanée d’aide et de sympathie. Tout le monde se sent redevable envers les sinistrés. Les motivations diffèrent selon la diversité des visions du monde au sein des différentes souches sociales et culturelles.
Mais il y a là deux choses à bien méditer dans cette réaction. Premièrement, que le corps social marocain fonde son identité nationale sur la notion de citoyenneté, plutôt que sur les affiliations tribales ou ethniques. C’est un bon signe vu l’environnement régional. Mais il faut, deuxièmement, penser à cette tendance, chez certains, à s’imposer comme une alternative à l’État, au gouvernement surtout, ce qui peut soulever de vrais problèmes civiques.
Heureusement que les foules bienfaisantes ont vite compris que l’État avec ses institutions n’était pas un accessoire superflu, mais la substance même de la société. Et c’est à travers la conciliation de la société et de l’État que l’on peut renforcer notre immunité contre la barbarie qui se sent clairement dans l’air du temps après le Covid.
En quoi les fake news circulant sur la Toile peuvent constituer une source d’inquiétude, de violence psychologique ?
Si le philosophe olympien met sous sa tutelle les foules (“le roi philosophe”, selon la fameuse expression platonique), les influenceurs se prennent pour les omniprésents des mondes numériques. Ils ont souvent le privilège d’être là où personne n’était. Pour eux, la formule sacre, c’est le live, qui est la réfutation pure et dure de n’importe quelle récusation, parce que les influenceurs n’ont pas besoin de démontrer, puisqu’ils montrent, tout simplement, ce qui arrive directement sur place.
“Le rôle des fake news est de satisfaire un besoin profond chez l’Homme, qui trouve un grand plaisir dans les discours fantastiques”
Le paradoxe est que le virtuel est un produit monté de toutes pièces, par le fait des algorithmes qui règnent en tyrans sur tout le web. De ce point de vue, les agents même des infox sont un produit synthétisé et falsifié. Leur rôle ne consiste pas à dire la vérité, mais à faire circuler sur le web un grand flux de big data. Dans chaque information, il y a une marge de désinformation, de sélection, de non-dit, or ce que cherchent les internautes dans cette ère de grande solitude, c’est surtout un “être avec” superficiel, un “chat” réconfortant, fantasmagorique, pour défouler leurs angoisses post-traumatiques. C’est ce qui explique la propagation virale des fake news. Leur rôle est de satisfaire un besoin profond chez l’Homme, qui trouve un grand plaisir dans les discours fantastiques.
La théorie du complot est la simulation la plus moderne de ce genre de discours dont aucune époque n’est dépourvue. On ne peut espérer vivre dans un monde de transparence et de vérité pure, mais on peut au moins espérer que les grandes décisions étatiques ne soient pas affectées.
Ce tremblement de terre a entraîné une immense tristesse chez les familles des victimes et chez tous les Marocains. Comment faire face au chagrin ?
Dans tous les cas, c’est la vie et ses tendances qui triomphent toujours. Il y a une sagesse spontanée chez l’Homme qui joue le rôle de boussole, lui indiquant le nord après chaque tempête.
“À mon avis, leur vraie peine est surtout liée à un problème d’équité territoriale”
La consolation par l’oubli était le vrai remède aux chagrins, plus que toutes ces recettes abstraites des systèmes hédonistes, ou de ces mots très savants des théodicées des philosophes. Cela s’explique par le fait que le bonheur n’est pas un devoir, mais un élan presque instinctif chez l’Homme. Tous les serments sur ce plan ne font que compliquer les choses, parce qu’ils troublent parfois cette spontanéité fondamentale.
J’ai vu des enfants qui, après le désastre, arrivaient déjà à raconter leur chagrin avec ironie, et avec une force de caractère exceptionnelle, des familles qui s’organisaient encore une fois autour des survivants, de ceux qui restent, avec une sobriété prodigieuse, et un fatalisme religieux inégalé.
Ces gens-là ont peu à faire de ces recettes palliatives des conseillers psychologiques et des experts thérapeutes, parce qu’ils sont ancrés dans la vie, ils font un avec elle. C’est pour cette raison qu’ils se reprennent facilement.
À mon avis, leur vraie peine est surtout liée à un problème d’équité territoriale. Et puisque la justice est un devoir, contrairement au bonheur, alors c’est là qu’on peut parler de vrais remèdes. Laissons-nous les chagrins et les tristesses à la sagesse spontanée des gens, et travaillons sur les vrais chagrins vus et vécus sous forme d’injustice. C’était la réponse de Voltaire : “Cela est bien dit (…), mais il faut cultiver notre jardin.”