Fuite de documents confidentiels : le Pentagone sous haute pression

Alors que des photographies de documents hautement confidentiels provenant des services de renseignement américains circulent depuis plusieurs semaines sur Discord, Twitter et Telegram, le Pentagone compromet des données critiques sur ses relations avec l’étranger, et sur la situation ukrainienne.

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Le président américain Joe Biden et le président ukrainien Volodymyr Zelensky avant une réunion dans le bureau ovale de la Maison Blanche, le 1er septembre 2021, à Washington, DC. Crédit: Brendan Smialowski / AFP

Quelques jours après que des documents des services de renseignement américains, dont certains classifiés, ont circulé sur les réseaux sociaux, l’anxiété ne retombe pas à Washington. Et pour cause, les informations contenues dans ces documents ne concerneraient plus seulement la guerre en Ukraine, mais également des renseignements confidentiels que les agences d’espionnage américaines ont obtenus sur un certain nombre de leurs alliés. Retour sur une situation qui embarrasse furieusement le Pentagone.

Une menace pour la sécurité nationale

Pour la plupart, les documents divulgués “semblent vrais”, comme le confie un officiel américain à CNN. Certains de ces documents semblent cependant avoir été trafiqués. Selon les analystes militaires, les documents gonflent par exemple les estimations chiffrées des morts ukrainiens et sous-estiment le nombre de soldats russes tués depuis le début du conflit.

Yaroslav Trofimov, correspondant pour les affaires étrangères du Wall Street Journal, montre ainsi sur son compte Twitter comment le bilan estimé par les Américains passe de 43.500 à 17.500 morts du côté russe, et inversement de 17.500 à 71.500 pour son opposant. Rien ne nous indique encore l’origine et les raisons de cette falsification, mais même sans cela, les conséquences de cette fuite pourraient être particulièrement sévères.

D’abord, la nature des données concernées par la fuite est sensible : rythme d’utilisation des munitions de Himars par les Ukrainiens, calendrier des livraisons d’armes, formations fournies par l’Occident aux soldats de Kiev… Autant d’éléments qui pourraient être pris au sérieux par le corps stratégique russe pour mieux cerner les offensives ukrainiennes, d’autant plus que pour la plupart, ces données font état de la situation à fin février-début mars.

Un fâcheux événement qui va sans doute fragiliser un peu plus la confiance portée par les Ukrainiens à Washington, mais pas que. Le New York Times a par exemple qualifié cette fuite de “cauchemar pour les Five Eyes”, l’alliance des services de renseignement composée de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis, en cela qu’elle révèle au grand jour les dimensions importantes de l’espionnage américain sur ses alliés et, bien sûr, le contenu des informations acquises par le renseignement américain.

La réponse du Pentagone devrait donc se déployer sur deux fronts, conjointement. Établir d’une part “l’impact que ces documents photographiés pourraient avoir sur la sécurité nationale des États-Unis et sur ses alliés et partenaires”, selon les mots de la porte-parole du Pentagone, et enquêter ensuite plus spécifiquement sur l’origine de la fuite. Trop tard, diront certains.

De précieuses informations pour les Russes

L’enjeu principal de cette fuite réside dans ce qu’elle nous apprend de l’ampleur des capacités des services de renseignement américains. En effet, elle met en exergue l’importante infiltration des États-Unis dans les systèmes de sécurité russes, dans un contexte particulièrement sensible. On peut maintenant affirmer sans doute aucun que Washington possède une vision plus claire des opérations militaires russes à venir que des planifications ukrainiennes.

Concernant la nature des documents divulgués, ils se présentent principalement sous la forme de statistiques, rapports de service et évaluations au jour le jour des renseignements américains — sans qu’aucune stratégie militaire de long terme d’aucune partie ne soit dévoilée pour autant. On sait à présent que les Américains ont pu obtenir, grâce à leurs sources, des informations précises en temps réel sur la programmation de frappes de Moscou, et même sur les zones ciblées.

Mais quid de l’origine de la source ? La seule affirmation sur laquelle les deux parties se rejoignent repose sur la nature suspecte des informations divulguées, et sur le fait que le leak fasse partie d’un subterfuge élaboré. Si, selon Volodymyr Zelensky, l’Ukraine a déjà été contrainte de modifier certains de ses plans militaires, la fuite offre de précieuses informations à l’envahisseur russe.

Le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin (3e à gauche) et le secrétaire d’État Antony Blinken (4e à gauche) rencontrent le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba (3e à droite) et le président ukrainien Volodymyr Zelensky (4e à droite), le 24 avril 2022 à Kiev, en Ukraine.Crédit: Département américain de la Défense/AFP

Connaître la nature des communications interceptées ou les sources humaines infiltrées dans ses réseaux, un atout qui peut lui permettre d’avoir une longueur d’avance sur son opposant et ses cobelligérants. Également, les documents révèlent des détails confidentiels sur la stratégie élaborée par l’OTAN et celle des États-Unis dans le cadre de la contre-offensive ukrainienne prévue le mois prochain.

Toutefois, réciproquement, la fuite révèle au grand jour une Russie à l’appareil militaire plus que fragile au vu de l’ensemble des informations dont ses rivaux disposent sur elle. La Russie souhaiterait notamment octroyer un bonus financier aux soldats qui parviendraient à détruire des tanks fournis par l’OTAN à l’Ukraine. Difficile donc d’établir concrètement à qui cette fuite porte le plus préjudice.

Un conseiller du président ukrainien, Mykhailo Podolyak, a annoncé au New York Times que ces documents relevaient de la “fiction” et que leur contenu n’était pas avéré, accusant Moscou de tenter de semer le doute au sein du peuple ukrainien. Réciproquement, une chaîne Telegram associée au groupe Wagner, Grey Zone, a elle accusé les occidentaux de tenter de répandre des fake news concernant la stratégie de contre-offensive élaborée par l’Ukraine et ses alliés afin de fausser les pistes de l’armée russe.

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Les documents mettent également en valeur l’infériorité matérielle aérienne de l’Ukraine et laissent penser que le manque de missiles S-300 du pays pourrait conduire la Russian Air Force à disposer d’un avantage comparatif dans ce domaine d’ici un mois, selon une analyse du Pentagone. Plus globalement, les analyses montrent que le pays est dans une plus mauvaise posture que ce que son gouvernement laisse entendre dans ses déclarations officielles.

En rendant public l’avancement interne de ces activités militaires confidentielles, cette fuite de données rend compte, pour la première fois depuis le début du conflit, de l’ampleur de l’entreprise d’espionnage américaine. Plus grave encore, elle risque de fragiliser la coalition des pays qui soutiennent Kiev sous le joug des États-Unis, en ce qu’ils s’y prendront maintenant peut-être à deux fois avant de partager des informations sensibles avec Washington.

Une entreprise d’espionnage à échelle mondiale

Parmi les 53 documents analysés par CNN, un certain nombre font directement référence à des cas d’espionnage sur les alliés des États-Unis. Petit tour d’horizon des exemples les plus remarquables.

Zelensky veut frapper à l’intérieur de la Russie 

D’après les communications potentiellement interceptées par les services de renseignement américains, le président ukrainien Zelensky aurait suggéré fin-février de frapper des sites russes situés dans l’oblast de Rostov, au cœur du territoire. Ces frappes devaient s’effectuer avec des drones puisque l’Ukraine ne possède pas d’armes capables d’atteindre une cible à une telle distance.

Cette information pourrait donc expliquer les commentaires publics des États-Unis sur leur refus de donner à l’Ukraine des systèmes de missiles à longue portée, par crainte que Kiev ne les utilise pour frapper l’intérieur de la Russie.

La Chine pourrait se ranger du côté de la Russie

Toujours sur la question des missiles longue-portée, un autre rapport des services de renseignement américains affirme que la Chine pourrait utiliser des frappes ukrainiennes sur le territoire russe comme un prétexte pour “augmenter son aide à la Russie”.

La Corée du Sud entre deux chaises

Un autre document divulgué relate une conversation entre deux hauts responsables de la sécurité nationale sud-coréenne au sujet d’une potentielle fourniture de munitions aux États-Unis. Ils craignent que le fait de fournir des munitions aux Américains, munitions qui seraient ensuite acheminées vers l’Ukraine, ne viole la ligne politique de la Corée du Sud consistant à ne pas fournir d’aide létale à des pays en guerre. Selon le même document, l’un des fonctionnaires aurait alors suggéré un moyen de contourner ce problème : vendre les munitions à la Pologne.

L’Égypte, à la dérobée

Parmi les documents leakés, il en est un qui concerne l’Égypte et son président, Abdel Fatah El-Sisi. Une conversation qui aurait été interceptée le 1er février nous apprend que le pays serait en passe de produire jusqu’à 40.000 roquettes destinées à être expédiées clandestinement à la Russie.

Interrogé à ce sujet, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères égyptien a rappelé que la position de son pays était “fondée sur la non-implication dans cette crise et l’engagement à maintenir une distance égale avec les deux parties, tout en affirmant le soutien de l’Égypte à la charte des Nations unies et au droit international dans les résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies”.

Le Mossad derrière les manifestations en Israël

D’autres documents font émerger des données qui ne sont pas directement liées au conflit entre l’Ukraine et la Russie. Un rapport, produit par la CIA, affirme que la principale agence de renseignement israélienne, le Mossad, a encouragé les manifestations contre le nouveau gouvernement du pays et a effectué “plusieurs appels explicites à l’action”, toujours selon le rapport.

Des données contestées par le bureau du premier ministre israélien qui affirme dans un communiqué que “le Mossad et ses hauts fonctionnaires n’ont pas encouragé — et n’encouragent pas — le personnel de l’agence à se joindre aux manifestations contre le gouvernement, aux manifestations politiques ou à toute autre activité politique”.