Le 21 février dernier, lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, le président tunisien a déclaré que les migrants d’Afrique subsaharienne étaient source de “violence, de criminalité et d’actes inacceptables”.
Des commentaires condamnés par la communauté internationale et par la Banque mondiale qui a suspendu ses négociations au sujet de son engagement futur avec la Tunisie. Ils ont également donné lieu à des manifestations de grande ampleur en Tunisie, tandis que des centaines de migrants ont fui le pays. Éclairage avec Jean-Pierre Cassarino.
Quelle est l’histoire de la migration subsaharienne en Tunisie ? Combien y a-t-il de migrants dans ce pays ?
Les migrants subsahariens en Tunisie viennent principalement d’Afrique de l’Ouest. Les immigrés en Tunisie représentent 0,5 % de la population nationale. Officiellement, les migrants réguliers d’Afrique sub-saharienne représentent environ 21.000 personnes sur une population immigrée totale d’environ 58.000 personnes selon une étude récente.
Ces chiffres de base sont importants. Ils montrent que les immigrés représentent un très petit nombre d’étrangers par rapport à la population nationale.
Il existe différents types de migrants subsahariens. De nombreux étudiants d’Afrique de l’Ouest viennent en Tunisie parce qu’ils ont obtenu une bourse ou parce qu’ils souhaitent poursuivre leur formation dans les universités tunisiennes. Il existe plusieurs accords universitaires bilatéraux entre la Tunisie et différents pays d’Afrique de l’Ouest.
D’autres migrants viennent en Tunisie pour travailler ou parce qu’ils sont de passage vers l’Europe. Cependant, pour ces derniers, il n’existe pas de données statistiques précises, car ils sont en situation irrégulière. Pour donner une idée, en 2021, au moins 23.328 migrants irréguliers ont été interceptés par les autorités tunisiennes alors qu’ils tentaient de se rendre en Europe.
À noter qu’un migrant d’Afrique subsaharienne peut arriver avec un statut régulier et devenir irrégulier. L’irrégularité est loin d’être un choix en Tunisie. Il y a beaucoup de paperasse et de bureaucratie qui allongent la procédure visant l’octroi d’un statut régulier en Tunisie. Les procédures sont si lourdes que les migrants — tels que les étudiants — se retrouvent dans un vide juridique lorsqu’ils doivent prolonger leur séjour.
Quelle est la politique actuelle du pays à l’égard des migrants ?
Soyons clairs et concis : elle est sélectivement discriminatoire. La Tunisie est assez ouverte avec les immigrants européens et très restrictive avec les citoyens non européens.
En définitive, l’approche de la Tunisie en matière de migration et de droits des migrants oscille entre la nécessité de se conformer aux normes internationales et celle de maximiser les avantages de ses citoyens vivant à l’étranger — tels que les envois de fonds ou le transfert des compétences acquises à l’étranger. Cela signifie qu’elle doit s’efforcer de maintenir ses politiques migratoires assez ouvertes.
En même temps, elle veut agir comme un acteur crédible dans la lutte contre la migration irrégulière dans ses rapports avec l’UE et ses États membres. Cela signifie que la Tunisie doit montrer qu’elle peut coopérer avec l’UE et ses États membres tout en contrôlant ses propres frontières.
Les commentaires du président s’expliquent-ils par des facteurs sociaux et politiques ?
Une loi contre le racisme a été adoptée en Tunisie en 2018. Il s’agit d’une étape importante dans la défense des droits des Tunisiens qui s’identifient comme noirs, ainsi que des migrants du pays. C’est assez sidérant d’entendre un dirigeant politique faire publiquement de telles déclarations.
En ce qui concerne les tensions sociales, la migration a été utilisée dans de nombreux pays comme un moyen de discipliner l’opinion publique tout en désignant les étrangers comme boucs émissaires. C’est le cas en Afrique du Sud, où les migrants ont été désignés comme boucs émissaires face à la montée des inégalités et du chômage. Un autre exemple est celui des États-Unis, où les ralentissements du cycle économique ont conduit à blâmer les migrants latinos.
Les dénominateurs communs sont la hausse du chômage national (en particulier le chômage des jeunes), les déficits publics, la crise de l’État-providence et de l’économie et, enfin et surtout, les tensions sociales. C’est également le cas en Tunisie.
Le lien entre les conditions des travailleurs migrants et les droits des travailleurs autochtones est bien documenté par les chercheurs dans toutes les disciplines.
Faire croire à l’opinion publique que limiter les droits des étrangers protégera en quelque sorte les citoyens contre la réduction de leurs propres droits sociaux et économiques est une stratégie politique classique
La Tunisie se comporte comme beaucoup d’autres pays confrontés à des défis sociaux, politiques et économiques. L’opinion publique a besoin de positions radicales, indépendamment de leur capacité à répondre au malaise d’une société. Notre histoire récente regorge d’exemples, y compris les pires que l’on puisse imaginer. Il est beaucoup plus facile de refuser de regarder la réalité en face. C’est une sorte de fuite en avant.
Faire croire à l’opinion publique que limiter les droits des étrangers protégera en quelque sorte les citoyens contre la réduction de leurs propres droits sociaux et économiques est une stratégie politique classique utilisée par de nombreux dirigeants. Bien sûr, il y a des variations d’un pays à l’autre.
L’économie tunisienne est en crise : les finances de l’État sont au bord de la faillite et il y a des pénuries de biens essentiels. Le président Saied s’est également emparé de plus de pouvoir et a récemment mené une répression massive contre les critiques qui l’accusent d’essayer d’instaurer une nouvelle dictature dans le pays.
Il est clair que la rhétorique anti-immigrés en Tunisie est profondément problématique, mais elle n’est pas exceptionnelle. Elle n’est pas spécifique à la Tunisie. Cela dit, cette même rhétorique est paradoxale, car la Tunisie est principalement un pays d’émigration avec une large diaspora vivant dans différents pays.
Les Tunisiens sont confrontés à des discours discriminatoires et nationalistes similaires à l’étranger. Je me demande comment un pays peut protéger de manière crédible ses propres citoyens vivant à l’étranger contre la discrimination et le racisme alors que des faits similaires se produisent de manière flagrante chez lui.
En attendant, je crains que des dispositions plus restrictives ne soient adoptées dans un avenir proche. Lorsque je parle de fuite en avant, je veux dire qu’il est plus facile pour un gouvernement (et une partie de ses électeurs) de rejeter la responsabilité sur les autres que d’accepter la réalité.