S’attaquer comme cela aux migrants — originaires du continent africain notamment — en invitant les concepts des droites extrêmes d’envahissement, de remplacement et, in fine, de complot est une approche marquée du sceau de la stigmatisation et de l’ostracisation en plus d’être totalement infondée et contre-productive.
Cela risque tout particulièrement de se retourner à tout moment contre les migrants tunisiens et autres Maghrébins présents en nombre de par le monde.
Une approche impulsive, lestée d’une triple erreur
D’abord en termes de données statistiques, le nombre de migrants subsahariens présents en Tunisie ne se chiffre ni en millions ni en centaines de milliers de personnes. Ils seraient en 2023, selon les estimations les plus fiables, compris entre 25.000 et 40.000 personnes, soit moins de 0,3 % de la population tunisienne totale. Un taux pas très éloigné de celui qu’on constate en Algérie ou au Maroc.
Le Maghreb, toutes les enquêtes terrain le prouvent, n’est la destination finale que d’une très faible proportion de migrants, et le plus souvent par défaut
Ensuite, l’objectif de la quasi-totalité des migrants subsahariens présents en Tunisie, comme au Maroc ou en Algérie, est de trouver une voie pour l’Europe, dans la mesure où aucun migrant n’est attiré par une situation économique qui n’offre ni emploi ni revenu décent pour vivre. Le Maghreb, toutes les enquêtes terrain le prouvent, n’est la destination finale que d’une très faible proportion de migrants, et le plus souvent par défaut.
Un État de droit, ou, à tout le moins, quelque peu raisonnable, ne combat pas la migration, aussi irrégulière soit-elle, en inspirant à sa population des sentiments de haine et de rejet de l’étranger qu’il serait à terme incapable de réfréner.
En réalité, la réponse au message officiel sur la migration véhiculée depuis la fin février 2023 a été donnée par la société civile tunisienne — ses femmes, ses jeunes militants des droits humains, ses universitaires et autres syndicalistes — qui a, tout en exprimant sa solidarité aux migrants, éclaire le sujet d’interprétations et d’analyses plus rationnelles, plus en rapport avec les vrais moteurs de la migration, en Afrique tout particulièrement.
Et, de fait, si quelques dizaines de milliers de citoyens de pays d’Afrique subsaharienne cherchent annuellement à quitter leur sol natal pour l’Europe ou ailleurs, en transitant désormais essentiellement par le Maghreb, Tunisie comprise, c’est que l’Afrique continue d’être cette mine à ciel ouvert où anciens colons européens, comme plus récemment Russes, Chinois, Turcs ou encore Américains et autres Canadiens, viennent se servir — quel que soit le discours tenu pour cela — en laissant quelques poussières, au propre comme au figuré, aux Africains.
L’exemple du Niger, pays autant d’uranium que de pauvreté, en est une des illustrations les plus parfaites. Au demeurant, une telle œuvre extractive ne se limite pas seulement au sous-sol, elle s’étend à la forêt, aux ressources halieutiques et de plus en plus aux compétences humaines, privant ainsi l’Afrique dans son ensemble de l’un des principaux ressorts de son développement à l’avenir.
Il y a là, en plus de facteurs politiques connus de tous qui contribuent à l’œuvre généralisée de prédation, certains des motifs qui expliquent qu’en 2022, l’Afrique, qui représente 18 % de la population mondiale, ne participe que pour seulement moins de 3 % du Produit brut mondial.
Le vrai scandale de la pauvreté et de la migration, c’est celui qui consiste à soustraire le plus de valeurs économiques aux Africains tout en prétendant les protéger
Et c’est là que se trouve le vrai scandale de la pauvreté et de la migration. C’est là que s’exerce le vrai complot, pas celui qui viserait à transformer la Tunisie en “pays africain”, alors qu’elle l’est déjà. Mais celui qui consiste à soustraire le plus de valeurs économiques aux Africains tout en prétendant les protéger, les respecter ou encore, parfois, les aimer. Pour, éventuellement, en attirer les plus compétents — comme on sélectionnait avant les plus forts — en vue de couvrir ici ou là les besoins en emplois de certains secteurs économiques désormais dits “sous tension”, surtout dans une posture de forte baisse des taux de natalité dans la plupart des pays développés, européens comme asiatiques.
Exprimé autrement, une telle réalité dit l’essentiel de ce qui alimente les migrations africaines — compte non tenu des effets du réchauffement climatique ou des violences qui consument des régions entières du Sahel et au-delà. De la sorte, tout analyste objectif est aujourd’hui obligé de constater que, de l’écologiste français René Dumont, et son L’Afrique noire est mal partie (1962), au Suisse Jean Ziegler, et son Main basse sur l’Afrique (1978), le continent, dans ses larges dimensions, n’a économiquement pas changé depuis les indépendances des années 1950-1960.
L’Afrique est seulement devenue plus nombreuse, plus abrasive… tiraillée qu’elle demeure entre des magnats à la Bolloré (voir encadré en bas de l’article) et des mercenaires nouvelle tendance, comme le groupe Wagner, un calque modernisé à la mode russe des groupes que commandait jusqu’en 1995 le Français Robert Denard[1]. Fragmentée, comme elle se maintient, entre la Royal Dutch Shell et Total Énergies, groupe dont les 20,5 milliards de dollars de bénéfices réalisés en 2022 dépassent le budget annuel de plusieurs États d’où il extrait “son” pétrole. Un pétrole souvent transbordé en fraude, vers la haute mer, hors tout contrôle des États concernés.
Une question de moyens
La prise de conscience de ces vérités, intangibles aujourd’hui, impose d’inverser le raisonnement, de renverser, comme diraient les juristes, la charge de la preuve. Il s’agit pour les pouvoirs politiques en Afrique, Maghreb compris, comme en Europe, de se poser les véritables questions pour être, un jour, en mesure d’y apporter les bonnes réponses. Soit donc, qui est responsable de quoi, quel phénomène est à l’origine de quel autre phénomène ?
En clair ici, s’agissant de la question migratoire, pourquoi partent-ils, et de plus en plus nombreux, malgré les renforcements de toutes les frontières, ces jeunes Africains ? Et comme on les prive aussi bien d’emploi que de chances raisonnables de vivre décemment chez eux, pourquoi continuerons-nous à parler de migration économique ? Dans ce sens, les migrants dits économiques ne seraient-ils pas aussi des réfugiés à la recherche d’un droit ? Le droit essentiel de vivre, le droit à la vie.
Bien évidemment, un tel droit n’est ni facile à soutenir ni aisé à réaliser. Mais des moyens nombreux, autres que le sécuritaire ou le blindage des frontières, existent pour cela. De tels moyens ne peuvent être trouvés, lorsqu’on en vient tout particulièrement aux migrations à travers le Maghreb, aux niveaux diplomatique et politique et, in fine, économique, et ce à trois niveaux :
1. Celui d’abord des pays maghrébins, de la Mauritanie à la Libye :
Comme chacun sait, alors que le Maroc a été l’un des premiers promoteurs et signataires (en 2018) du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, la Tunisie l’a endossé avec timidité, lorsque l’Algérie — comme l’Italie de Matteo Salvini ou les États-Unis de Donald Trump ou le gouvernement d’extrême droite autrichien, pour ne citer que ceux-là — a refusé de l’avaliser, parce que, argumentait-elle, il allait limiter sa souveraineté en matière de gestion des flux migratoires à ses frontières et sur son territoire. Parallèlement, elle sera initiatrice, dès 2019, de ce qui se passe ces dernières semaines en Tunisie. Comme quoi, dans certains cas, les mauvaises pratiques semblent plus faciles à dupliquer que les bonnes. Et pas seulement en matière migratoire.
Pourtant, le besoin de construire et de mener une politique migratoire maghrébine commune, basée sur des données fiables et vérifiables, est un impératif incontournable. Et c’est ce à quoi s’est attelé un groupe d’académiciens et de responsables associatifs et administratifs maghrébins dans le cadre d’un réseau de recherche dit NAMAN[2], fondé justement à Tunis, au mois de juillet 2019. Ce réseau — totalement autonome aussi bien dans sa démarche que dans sa réflexion, à tout le moins pour ce qui concerne ses composantes marocaine et tunisienne — avait, et a toujours la prétention de soutenir que :
- La connaissance des données chiffrées de terrain et des raisons véritables des migrations (économiques, sociales, sécuritaires, environnementales, etc.) est un préalable absolu à toute politique visant à les gérer/administrer dans un sens ou un autre.
- Rien de significatif et de politiquement soutenable et, surtout, opposable à tous les partenaires concernés, dans le reste de l’Afrique comme dans les pays de l’Union européenne, ne peut être mené en matière migratoire (comme dans bien d’autres domaines économiques, sociaux ou sécuritaires) dans les pays d’Afrique du Nord sans une approche maghrébine. Une approche tenant compte de tous les paramètres en jeu, de toutes leurs implications et de l’ensemble de leurs retombées, sur chacun des pays maghrébins, mais aussi sur leur voisinage sahélien plus ou moins lointain.
- Il demeure absolument nécessaire de construire un Maghreb fort de son intégration économique et d’institutions réellement démocratiques — pour améliorer le niveau et le cadre de vie de ses propres populations dont la propension à émigrer irrégulièrement ira en s’atténuant — qui servira alors de relais de développement à toute l’Afrique subsaharienne dont il pourra recevoir et faire vivre dignement un nombre important de migrants, plutôt que d’ériger l’Afrique du Nord, de la frontière mauritano-sénégalaise à la frontière égypto-libyenne, en rempart ou en mur de protection avancée de l’espace européen à partir de sa frontière extérieure sud. Contre, parfois, des paroles de remerciement à Bruxelles ou à Strasbourg.
2. Celui de l’Afrique dans son ensemble :
L’Union africaine ne semble réellement impliquée, hors ses murs à Addis-Abeba et hors les réunions statutaires de ses instances, ni dans le développement économique, social et scientifique du continent ni dans la problématique migratoire qui prive ses différents pays de beaucoup de leurs forces vives.
L’Union africaine doit être en mesure de proposer une politique migratoire continentale de nature à mieux protéger la vie et la dignité des migrants africains
Or, à l’image de l’Union européenne qui se construit progressivement dans la protection de ses intérêts économiques, de ses secteurs productifs, de ses outils de production comme dans celle de son espace contre les “migrations incontrôlées”, l’Union africaine doit être en mesure d’élaborer des règles limitant l’exploitation effrénée des ressources du continent, protégeant ses forêts, ses côtes, ses sols, ses eaux ; garantissant un juste équilibre entre ce qui est pris par les entreprises étrangères et ce qui est laissé aux nationaux et au budget des États locaux, entre ce qui va au capital et ce qui va au travail.
Elle doit être également en mesure de proposer une politique migratoire continentale de nature à mieux protéger la vie et la dignité des migrants africains — quel que soit leur mode de migration — et qui permette de négocier avec l’Europe différents pans de sa propre politique en la matière, notamment s’agissant de la migration dite choisie en mettant sur la table le principe de compensations, aussi bien financières que sous forme de transfert de technologies, couvrant une partie des coûts de formation des compétences africaines courues par tous les secteurs économiques et sociaux européens, de la santé à la restauration.
3. Celui des rapports entre l’Afrique et l’Europe, entre les Unions africaine et européenne
La gestion des flux migratoires en provenance de l’Afrique telle qu’elle est actuellement opérée — avec les milliers de drames qu’elle induit en Méditerranée[3], plus particulièrement — n’aurait, plus que probablement, aucun effet significatif sur le terrain si elle ne prenait pas en compte les moteurs des deux paramètres fondamentaux de la croissance démographique et de la pauvreté sur le continent, soit ce qui détermine dans une large mesure la propension des jeunes à le quitter. Et si elle ne considérait pas que la maîtrise de la variable démographique dépend de la réduction de la pauvreté, elle-même déterminée par l’adoption d’autres politiques économiques et sociales et de nouvelles relations euro-africaines, totalement différentes de celles qui ont été suivies au cours des 50-60 dernières années.
Dans le cadre d’une telle réorientation des politiques de développement avec l’Afrique (et en Afrique) et au regard des nouvelles relations à établir entre les pays de l’Union européenne et ceux de l’Union africaine, les changements globaux de comportement, et de mentalités, à entreprendre doivent reposer sur la nécessité :
- D’admettre que le creusement des déséquilibres économiques, commerciaux, sociaux, éducatifs et scientifiques entre le Nord et le Sud global est l’une des sources de crise les plus importantes dans les pays africains avec lesquels l’Europe est en relation, ou avec lesquels (comme c’est le cas avec certains pays du Maghreb) elle est aujourd’hui liée par divers accords commerciaux ou de zones de libre-échange.
- De prendre conscience que l’avenir de l’Afrique est aujourd’hui un sujet de préoccupation important, et pas seulement à cause des flux migratoires irréguliers dont elle est à l’origine. Et initier en conséquence de cela un plan ou un programme international de “sauvetage” en faveur du “continent noir”, à l’image de ce qu’a été pour l’Europe le plan américain Marshall, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, qui l’avait autant détruite qu’appauvrie. L’Europe est, pour ainsi dire, aux portes de l’Afrique et il serait inconcevable qu’elle puisse se penser hors de portée, en toutes circonstances, des drames de toutes natures dans lesquels ce continent devrait s’insérer un peu plus chaque année, si rien de significatif n’est fait pour l’aider à trouver des solutions pour faire face à ses multiples crises. Et si, en premier lieu, ne cessaient les différentes formes d’exploitation à laquelle sont toujours soumises ses multiples ressources.
- De considérer qu’il vaut mieux trouver les moyens, dans un cadre partenarial euro-africain, de réorienter les dépenses militaires et de sécurité réalisées en Afrique vers des projets de développement agricole, éducatif, scientifique, etc., plutôt que de continuer à sous-entendre que cela réglera et le problème du terrorisme, et celui des migrations irrégulières, la disponibilité de ressources financières pour les armements prouvant que la question du développement économique et social en Afrique relève essentiellement de l’ordre du politique.
De tout cela, il découle bien que nul ne complote ni contre la Tunisie ni contre l’Algérie ou le Maroc pour les transformer en ce qu’ils sont déjà, soit des pays africains par la nature et par l’histoire. Comme il est clairement établi que le seul vrai complot auquel ils sont soumis tous les trois, à divers niveaux, est celui de leur sous-développement comme celui des diverses crises — dont la pauvreté, le chômage et l’illettrisme — que vit avec, et en parallèle à eux, la plus grande partie du contient africain. La migration forcée n’étant qu’un sous-phénomène attaché à tout cela. Or, aucun problème ne se résout si ses principales variables ne sont valablement et justement listées et exposées.
L’empire africain de Bolloré
Vincent Bolloré, multimilliardaire français, et désormais homme de droite extrême engagé, a profité de la vague des privatisations imposées en Afrique par les programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI dans les années 1990 pour rafler la mise et construire progressivement sa fortune.
Le groupe qu’il préside, Bolloré Africa Logistics — qui a bénéficié du soutien de présidents français de droite comme de gauche — est important en Afrique de l’Ouest notamment. Présent dans 42 ports, il gère les terminaux à conteneurs, de Douala (Cameroun) à Pointe-Noire (RDC), en passant par Cotonou (Bénin), Tema (Ghana) et Abidjan (Côte d’Ivoire). Il opère également dans 16 terminaux à conteneurs sur le continent, via des PPP (partenariats public-privé). Il dispose parallèlement d’un réseau de 85 agences maritimes, dont 74 agences africaines, réparties dans 32 pays.
Le groupe Bolloré est, par ailleurs, l’actionnaire principal de la Socfin — un holding enregistré au Luxembourg — qui détient des plantations industrielles de palmiers à huile et d’hévéas au Cameroun, au Liberia, au Cambodge et en Côte d’Ivoire. Depuis 2008, les surfaces plantées des sociétés africaines de la Socfin sont passées de 87.000 à plus de 108.000 hectares entre 2011 et 2014. Une augmentation de 24 % qui se fait au détriment des terres des communautés locales multipliant ainsi les tensions, selon l’ONG ReAct.
Toutefois, si Bolloré se retire de ce qu’on appelle le “hard power”, avec les activités citées ci-dessus, il reste extrêmement présent sur le continent, à travers le groupe Vivendi et ses filiales, Canal+ et Havas. Ces dernières permettant toujours à l’homme d’affaires de déployer son réseau, notamment via les télécommunications et internet.
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[1]Robert Denard, dit Bob Denard, né le 7 avril 1929 à Bordeaux et mort le 13 octobre 2007 à Pontault-Combault en Seine-et-Marne, est un mercenaire français. Il est impliqué dans de nombreux coups d’État en Afrique de la période des indépendances vers 1960 jusqu’en 1995.
[2] NAMAN, initiales anglaises pour Réseau d’Académiciens et de chercheurs sur les migrations en Afrique du Nord. Réseau, soutenu par l’ICMPD (Centre international pour le développement des politiques migratoires), et décliné en Comités nationaux en Libye, Tunisie, Algérie et que certains — et pas seulement dans l’administration — ont longtemps cherché à bloquer au Maroc, pour ne pas en avoir fait partie.
[3] Selon l’Organisation des migrations internationales, 29.000 migrants auraient péri en essayant de traverser la Méditerranée entre 2014 et fin octobre 2022. Soit une moyenne de près de 2.400 décès par an.