Reconstituer les événements dont le film ne parle pas”, tel était l’ambition de l’ouvrage collectif dirigé par Léa Morin, intitulé Quelques événements sans signification à reconstituer, et tout juste paru aux éditions Zamân. Consacré au film quasi éponyme du réalisateur Mostafa Derkaoui, l’ouvrage regroupe un ensemble de contributions qui permettent de revenir sur le parcours atypique d’un long-métrage culte.
Censuré par le CCM en 1974, le film avait pratiquement disparu quand, en 2016, Léa Morin, ancienne directrice de la Cinémathèque de Tanger et fondatrice de l’Atelier de l’Observatoire à Casablanca, retrouve une copie des négatifs à la Filmoteca de Catalunya à Barcelone. Sa restauration est alors entamée, puis il est projeté en ouverture du Festival international du film de Tanger, en 2019. Tandis que le réalisateur, du haut de ses 79 ans, travaille actuellement à la post-production de son prochain long-métrage, le livre propose une immersion et une réflexion multiple, à la fois historique et culturelle, sur une œuvre et son époque.
Près de 50 ans après la sortie du film en 1974, qu’est-ce qui justifie selon vous la parution de ce livre ? Le film est resté invisible pendant plus de 40 ans, notamment suite à son interdiction. C’est le premier opus d’un des grands cinéastes marocains, Mostafa Derkaoui, donc un long-métrage essentiel dans la cinématographie marocaine. Mais c’est aussi un film qui a rassemblé toute une génération d’artistes, de comédiens et de figures intellectuelles, comme le journaliste Khalid Jamaï, l’écrivain Mohamed Zefzaf, le poète Mostafa Nissaboury, les musiciens de Jil Jilala. Avec ce livre, nous voulions ouvrir un nouvel espace de pensée collective qui puisse prendre comme point de départ le film et les questions qu’il soulève.
Depuis sa restauration (par la Filmoteca de Catalunya, en partenariat avec l’Atelier de l’Observatoire), à chaque fois que nous l’avons projeté, le public nous a rappelé à quel point les interrogations qu’il soulevait étaient toujours d’actualité et pertinentes. Que peut le cinéma ? Quel doit être le rôle de l’artiste dans la société ? On n’en a pas fini avec ces questions…
Le contexte politique, l’esthétique, le genre, la censure, la restauration… diriez-vous que ce film occupe une place à part dans le paysage cinématographique marocain ?
Beaucoup d’autres films mériteraient un tel travail de restauration. Mais il est vrai que celui-ci propose quelque chose d’unique en termes de cinématographie. C’est un film de recherche et d’expérimentation : il y a une constante hésitation entre fiction et documentaire, une grande proximité avec les personnages, une esthétique très radicale. Derkaoui malmène les codes de la narration cinématographique et nous emmène dans un tumulte de sons et d’images pour réaliser un méta-film fascinant.
Il occupe donc une place à part non seulement au Maroc mais aussi dans l’histoire du cinéma mondial. Nous voulions, à travers le livre, proposer au film de possibles généalogies, l’inscrire dans le contexte des cinémas (différents et politiques) des années 1970. Mais Mostafa Derkaoui se démarque des expérimentations de l’époque : il ne veut ni d’un cinéma commercial, ni d’un cinéma d’auteur, ni même d’un cinéma de lutte à la manière des cinéastes tiers-mondistes. Ce long-métrage est un manifeste pour un nouveau cinéma, et il est essentiel à nos histoires du cinéma.
Peu de livres, au Maroc, portent sur le cinéma. Dans quelle mesure ce travail peut-il jouer un rôle dans la consolidation de cette industrie ?
Le livre ne fait qu’interroger cette absence et ce besoin de tirer de l’oubli des mémoires cinématographiques négligées. Il s’ouvre avec un texte du cinéaste Ali Essafi qui est particulièrement engagé dans la transmission de cet héritage. Un entretien inédit entre Noureddine Saïl et Ahmed Boughaba autour du film nous permet également de s’arrêter sur l’histoire de la critique cinématographique au Maroc, puisque nous republions un texte manifeste essentiel écrit par Saïl dans sa revue Cinéma 3 en 1970.
“Ce n’est pas seulement un livre sur un film, mais sur une époque, un portrait collectif”
Des documents et photographies inédits sont exhumés et publiés dans l’ouvrage, pour que l’histoire du cinéma au Maroc puisse continuer de s’écrire à partir de ces archives retrouvées. Nous avons également, avec le critique Ahmed Boughaba, mené des recherches sur toutes les personnes qui apparaissent dans le film, ainsi que sur la place des femmes. Je pense à Sakina, la chanteuse des Jil Jilala, qui apparaît dans le film, à qui nous voulions donner une place alors même qu’elle a souvent été oubliée par les récits de l’époque.
Finalement, ce n’est pas seulement un livre sur un film, mais sur une époque, un portrait collectif. La plupart des images et documents qui figurent dans le livre proviennent d’archives privées : on a l’impression que chaque visuel peut ouvrir un nouveau pan de recherche, et c’est précisément ce dont on aurait besoin aujourd’hui. Il faut réexplorer l’histoire du cinéma pour voir ce qu’elle peut apporter aux cinéastes d’aujourd’hui, et ce qu’elle peut nous ouvrir comme perspectives.
Le livre semble assez hétéroclite : il regroupe des contributions, entretiens, hommages au film ainsi qu’à son réalisateur, dans des formats très différents… Nous voulions restituer la turbulence d’un film qui a réellement représenté l’attente et les espoirs d’une révolution culturelle pour toute cette bande de comédiens, de musiciens, d’écrivains, de journalistes, d’artistes et de poètes. Ils se sont mobilisés — et c’est unique dans l’histoire culturelle du Maroc — pour que le long-métrage puisse exister.
Nous avons souhaité que le livre puisse également lui emprunter ce souffle, et cette capacité à imbriquer différents modes de récits. Nous l’avons donc pensé avec une multitude de formes et de matériaux. Des articles de journaux documentant le tournage, des programmes de festivals ronéotypés, des fragments de textes publiés dans des revues comme Souffles ou Cinéma 3, des photographies de tournage, mais aussi des couvertures de livres, de disques, et bien sûr des dizaines de photogrammes extraits des films.
Tous ces éléments visuels se confrontent aux éléments textuels, eux aussi dans des formats atypiques et variés, puisque nous avons une lettre, un entretien, un débat, un texte de fiction, un article, une enquête, des images, un témoignage, un récit biographique, une discussion. à travers ce collage ordonné, nous voulions aussi laisser la possibilité au lecteur d’agencer les récits et de s’approcher au plus près, comme le voulait Mostafa Derkaoui en filmant en gros plan, de toutes les micro-histoires que l’ouvrage propose d’explorer.
Cela crée un mouvement très marqué au sein de l’ouvrage : on dépasse la réflexion historique autour d’une œuvre figée dans le temps, comme si le film lui-même était en activité…
Oui, c’est un film “opérant”, qui continue d’agir aujourd’hui encore. Et avec le livre nous ne souhaitions pas nous contenter d’une analyse cinématographique et d’un récit historique, mais plutôt le concevoir comme un espace de rencontre entre cinéastes, écrivains, peintres, musiciens, historiens… Dans notre approche, il était indispensable de s’ouvrir aux récits alternatifs que propose le film : on revient sur les années d’études des frères Derkaoui en Pologne, sur les films qu’ils ont réalisés lorsqu’ils étaient étudiants…
D’une certaine manière, le livre arrive à la fin d’un processus, dont la première étape était de rendre le film accessible, et donc de le restaurer. Après des projections du film, au Maroc et à l’international, il est désormais connu et visible. Le livre rappelle d’une part le long chemin parcouru par le film, mais aussi toutes les pistes, encore inexplorées, qu’il ouvre.
De quelques événements sans signification exprime-t-il une inquiétude face à la fragilité du milieu cinématographique ?
Peut-être, car c’est un film qui questionne le rôle du cinéma. Et il s’ouvre avec une équipe de cinéastes qui interrogent des passants dans la rue sur ce que doit être le cinéma marocain. Mais le récit de sa production est aussi un récit nécessaire à explorer pour imaginer de nouvelles manières de produire des films.
Mostafa Derkaoui avait adopté une approche pluridisciplinaire pour que son film puisse exister : la production du film a été financée par la vente d’œuvres de peintres marocains comme Mohamed Melehi ou Mohamed Chabâa. Le dialogue entre les disciplines artistiques comme la littérature, le cinéma, les arts visuels et la musique est peut-être un élément de réponse.
Le livre contient également un débat publié dans la revue Souffles en 1966, dans lequel Abdellatif Laâbi et des cinéastes cherchent à définir le cinéma national marocain. Pensez-vous que la réponse à cette question a été trouvée entre-temps ?
Dans ce débat passionnant sur un cinéma national émergent, certains estimaient que le cinéma doit éduquer, d’autres qu’il est un moyen de communication, un outil d’information… Pour d’autres, encore, il doit seulement permettre de s’évader. Mostafa Derkaoui choisit de demander au public le type de film qu’il voudrait voir. Mais il met en scène cette demande, tout en remettant en question le rôle du cinéaste, et en interrogeant, par les moyens mêmes du cinéma, sa finalité.
“Restaurer des films et les transmettre, c’est prolonger le combat des cinéastes”
Ce livre dans lequel on a entremêlé des récits de désirs, des idées, des engagements et des luttes, nous rappelle que l’on ne peut pas figer le cinéma en l’enfermant dans une définition. Si nous voulons penser l’histoire du cinéma, il nous faut interroger et explorer toutes les complexités qui le composent. Tous les films oubliés, les parcours blessés, les tentatives avortées, les désirs qui se sont heurtés aux visions autoritaires. Le cinéma est multiple. Et le cinéma marocain aussi.
En plus d’avoir récemment été projeté dans des salles marocaines, le film est également disponible sur des plateformes de streaming. Le voile est-il définitivement levé ?
Je pense que oui. Nous avons reçu des retours de nombreux étudiants, et plus généralement de personnes qui avaient entendu parler du film sans jamais avoir eu l’occasion de le voir. Nous continuons à organiser des projections, et le film rencontre la reconnaissance qu’il mérite. Il continue à trouver son public, et je pense que sa place dans l’histoire du cinéma marocain, et international, est en train d’être restaurée.
Existe-t-il d’autres films marocains de la même période qui mériteraient un tel travail de restauration ?
Bien sûr, et deux films me tiennent particulièrement à cœur. Il s’agit de Hadda, unique long-métrage de Mohamed Abouelouakar, et du premier film de Jilali Ferhati, Une brèche dans le mur. Nombreux sont les cinéastes qui ont traversé des périodes de turbulences.
Faire un film, c’est une lutte. Restaurer leurs films, les rendre visibles et les transmettre aux générations futures c’est prolonger ce combat, et rendre hommage à l’acharnement dont ont fait preuve les cinéastes pour qu’ils voient le jour. Nous espérons que ce livre donnera une nouvelle impulsion à ce type de projets, et que d’autres prendront l’initiative de restaurer, étudier et valoriser les films négligés du cinéma marocain, et d’ailleurs.
Vous avez récemment travaillé sur le prochain film de Mostafa Derkaoui, Hmida Ejayeh. Que pouvez-vous nous en dévoiler ?
Je n’ai participé qu’à la pré-production du film, qui a été tourné en octobre 2022. Il est actuellement en période de post-production. Dans ce film, Mostafa Derkaoui prolonge ses expérimentations, ainsi que ses désirs de cinéaste. Il continue de rêver le rapport entre cinéma et réalité, et poursuit un ensemble de réflexions philosophiques, comme il sait si bien le faire.
Nous avons travaillé sur la restauration et sur le livre avec Mostafa Derkaoui, en parallèle des séances de travail que nous menions autour de la préparation de son prochain long-métrage. C’est peut-être un ensemble indissociable, qui inscrit notre travail collectif dans le présent et dans le futur. La cinéaste Sophie Delvallée a d’ailleurs filmé ce processus dans un documentaire intitulé Librement Mostafa Derkaoui, qui devrait sortir prochainement.