Pierre Bernard avait l’âme d’un pionnier”, écrivait Naguib Mahfouz au sujet du fondateur des éditions Sindbad, qui a été le tout premier à traduire ses œuvres en français.
À son décès en 1992, Pierre Bernard laissait derrière lui la seule maison d’édition française spécialisée dans la littérature arabe, avec un catalogue comptant plus de 164 titres. Sindbad est ensuite mise aux enchères, et rachetée par les éditions Actes Sud. Et c’est l’ancien conseiller culturel de l’Institut du monde arabe, l’éditeur Farouk Mardam-Bey, qui en reprend les rênes. Depuis, il continue à faire vivre les éditions Sindbad.
Le lectorat francophone doit à cette maison d’édition la découverte des textes d’Adonis, Gibran Khalil Gibran, Mahmoud Darwich, et des plus grands classiques de la littérature préislamique.
Alors que Sindbad célèbre son cinquantième anniversaire à l’Institut du monde arabe à Paris, Farouk Mardam Bey revient sur les évolutions de la littérature arabe depuis les années 1970.
En 1972, Pierre Bernard posait la première pierre des éditions Sindbad, spécialisées dans la littérature arabe. Était-ce un pari fou ? Y avait-il alors une demande du lectorat français, ou fallait-il la créer ?
Je pense qu’il y avait une demande du lectorat, peut-être même plus grande qu’aujourd’hui. Dans le contexte politique de la fin des années 1960, la France venait de renouer des relations diplomatiques avec le monde arabe, après une très longue rupture.
Cette ouverture s’est accompagnée d’une forme de curiosité au sein de la société. À cette époque, il existait très peu de livres de la littérature arabe traduits en français. On pouvait retrouver quelques classiques, certes, mais ils étaient surtout réservés à un cadre universitaire ou académique.
Pour ce qui est de la littérature contemporaine, il devait y avoir une quinzaine d’ouvrages, tout au plus, à avoir été publiés en France. Pierre Bernard avait tout d’abord fondé, en 1970, une collection intitulée “La bibliothèque arabe” aux éditions Jérôme Martineau, où il avait publié la toute première traduction française d’un roman de Naguib Mahfouz, ainsi qu’un essai, Construire avec le peuple, d’un urbaniste égyptien.
En 1972, lorsqu’il fonde Sindbad, Pierre Bernard récupère les deux précédents titres qu’il avait fait publier, et surtout, parvient à choisir ce que la production arabe contemporaine a de meilleur. Il s’est lancé, la main heureuse, avec des traductions de recueils de poèmes d’Adonis, de grands romans comme Saison de migration vers le nord de Tayeb Salih…
De fil en aiguille, il s’est mis à publier beaucoup d’essais, des classiques. Il ne s’agissait pas seulement de traductions, mais aussi de textes écrits en français. À son décès, en 1992, le catalogue des éditions Sindbad contenait 164 titres.
Cette initiative est-elle, encore à ce jour, un moyen de remédier à un déséquilibre culturel, entre l’Orient qui reçoit la littérature occidentale, et l’Occident qui ne connaît pas grand-chose de la littérature arabe ?
C’est un déséquilibre qui persiste. Nous sommes constamment face à un flux de traductions de littératures européennes vers l’arabe, tandis que très peu se font dans le sens inverse. Avec les éditions Sindbad, on peut tout de même dire que la France a été à l’avant-garde de ce mouvement de traduction depuis l’arabe.
L’Italie, de nos jours, s’intéresse aussi à la littérature arabe, mais ça reste assez limité. En France, sur l’ensemble des traductions réalisées chaque année, seulement 0,6% concerne la traduction de l’arabe vers le français, tandis que l’anglais occupe 60% des traductions.
Le contexte actuel n’aide pas : cette ambiance détestable partout en Europe, cette méfiance grandissante vis-à-vis de ce qui vient d’Orient, cette campagne contre le monde arabe et le monde musulman… Tout ça a bien une conséquence sur le lectorat.
La diversité du catalogue de Sindbad témoigne d’une vive production romanesque arabe, qui aborde des thématiques, des genres, mais aussi des styles d’écriture rompant avec les précédents. Pensez-vous que la littérature arabe pourrait bientôt vivre une nouvelle “Nahda” ?
Ces dernières décennies ont vu apparaître une extension géographique de la production romanesque dans le monde arabe. Or, dans les années 1950 et 1960, c’était principalement l’Égypte qui dominait le roman arabe. Cette donne a complètement changé aujourd’hui, et ce, dans tous les pays arabes.
Rien qu’au Maroc, les chiffres de la fondation du roi Abdulaziz estiment que 150 à 200 romans sont publiés au Maroc chaque année. Cette tendance romanesque peut être mise en lien avec le recul de la poésie, qui n’attire plus les lecteurs et les écrivains comme c’était le cas dans les années 1960.
Je constate également un renouvellement thématique constant dans le roman arabe, dans la mesure où les écrivains se sont approprié toutes les thématiques modernes de l’écriture romanesque. La littérature arabe s’est détachée des tabous qui persistent en société, tels que le sexe, la religion et le pouvoir. Le poids de l’autocensure n’est donc plus ce qu’il était il y a quelques décennies.
Le phénomène des prix littéraires, très généreux, joue aussi un rôle dans le dynamisme que connaît la littérature arabe aujourd’hui, en permettant de booster la production romanesque, mais aussi de fidéliser un lectorat très divers qui attend avec impatience l’annonce des shortlists et des lauréats.
Je ne dis pas que la littérature arabe occupe aujourd’hui une classe mondiale, mais il est indéniable qu’elle connaît une période très dynamique et ascendante sur le plan romanesque.
Quelle est la nomenclature de la littérature arabe aujourd’hui ? Estime-t-on qu’un auteur maghrébin qui écrit en français appartient au champ de la littérature arabe ?
Il s’agit d’une question très difficile à trancher. Il est évident que la langue détermine l’appartenance de l’écrit à un domaine littéraire. Par conséquent, la question ne se pose pas pour un écrivain maghrébin qui écrit en arabe.
Lorsqu’un écrivain libanais écrit en français, il fait certainement partie de la littérature arabe, dans la mesure où le déroulement de son récit est ancré dans le Liban et que l’on retrouve dans son écriture, en français, une résonance profonde avec la langue et le monde arabes. L’écrivain marocain qui écrit en français appartient naturellement à la littérature marocaine, mais aussi à la littérature française. Tahar Ben Jelloun, par exemple, fait indéniablement partie de la littérature marocaine, et de la littérature française.
Pour ce qui est de la littérature arabe, je ne saurais vous répondre. Cette question s’est d’autant plus compliquée avec ce qu’on appelle aujourd’hui en France “la littérature beur” : il m’est très difficile de considérer qu’un écrivain d’origine maghrébine, issu d’une immigration de troisième génération, qui a rarement mis les pieds dans son pays d’origine, appartienne à la littérature arabe.
Vous avez publié plusieurs écrivains marocains, tels que Youssef Fadel et Mohamed Berrada, le dernier en date étant Yassin Adnan. Au-delà de la nécessité de faire connaître ces auteurs au-delà de leurs frontières, ce travail de traduction répond-il également au besoin de dépasser la forte démarcation linguistique entre arabe et français dans certains pays du Maghreb ?
Oui, bien que cette démarcation ne soit pas la même partout. En Algérie par exemple, on relève une très forte arabisation de la littérature : désormais, on y écrit majoritairement en arabe, alors qu’avant, on y écrivait majoritairement en français. Dans certains pays du Golfe, c’est l’écriture en anglais qui prend de plus en plus de place.
Dans le cas de Youssef Fadel, dont Sindbad a traduit trois romans que j’ai particulièrement appréciés, il s’agit d’un écrivain dont le public lit principalement l’arabe, au Maroc comme ailleurs. Ses livres ont par ailleurs été publiés à Beyrouth, où ils ont connu un certain succès.
“Beaucoup estiment à tort que ceux qui écrivent en arabe emploient la langue du sacré”
Je pense qu’il existe une sorte d’héritage de méfiance entre la langue française et la langue arabe, qui se fonde sur un ensemble de préjugés. Beaucoup estiment à tort que ceux qui écrivent en arabe emploient la langue du sacré…
Personnellement, je pars du principe que chaque écrivain a le droit d’écrire dans la langue qui lui convient, et je n’apprécie pas que l’on incrimine tel ou tel écrivain à cause de la langue dans laquelle il choisit d’écrire.
Après le succès de la version originale en arabe, la traduction française du roman ‘Hot Maroc’ (2020) était particulièrement attendue. Selon vous, à quoi est dû le succès de ce roman, assez insolite dans le paysage littéraire marocain ?
“Hot Maroc est un grand roman, que j’ai tout d’abord découvert par l’intermédiaire du poète Abdellatif Laâbi, qui m’avait vivement recommandé de le lire”
Hot Maroc est un grand roman, que j’ai tout d’abord découvert par l’intermédiaire du poète Abdellatif Laâbi, qui m’avait vivement recommandé de le lire. Et il avait raison. Je suis aujourd’hui très heureux de l’avoir dans le catalogue des éditions Sindbad, d’autant que la traductrice, France Meyer (également la traductrice en français de romans de Naguib Mahfouz, ndlr) a beaucoup aimé travailler dessus.
Toujours est-il que même en tant qu’éditeur, on ne sait jamais vraiment ce qui va faire le succès d’un livre, pourquoi celui-ci et pas un autre. En France, le record est détenu par L’Immeuble Yacoubian de Alaa El Aswany, qui s’est vendu à plus de 300.000 exemplaires.
Pourtant, il existe d’autres romans égyptiens tout aussi bons qui n’ont connu aucun succès. Il y a souvent une alchimie assez difficilement définissable entre un auteur et son public qui crée ce genre d’engouement.
Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, Beyrouth, Le Caire et Bagdad ont constitué un point de concentration de la littérature arabe. Qu’en est-il aujourd’hui ? Ces épicentres littéraires existent-ils encore ?
Les choses ont drastiquement changé en l’espace de 50 ans, et je ne pense pas qu’il existe encore un épicentre de la littérature arabe. Les pays de la péninsule arabe, qui écrivaient peu, sont massivement entrés dans le champ de la littérature.
Les pays du Maghreb, qui écrivaient majoritairement en français pendant le XXe siècle, se tournent de plus en plus vers l’arabe. Le Soudan, marginalisé pendant longtemps, se démarque aujourd’hui avec des plumes exceptionnelles…
Je veux dire par là qu’aujourd’hui, la littérature arabe vient de partout, et elle parvient à circuler dans le monde arabe. Il y a quelques décennies, les éditeurs rencontraient des difficultés techniques de diffusion des livres d’un pays à l’autre : un livre publié en Syrie ne parvenait pas aisément au Maroc, par exemple. Il y avait également le problème de la censure : un livre ne parvenait pas à être diffusé dans le pays même où il avait été publié.
Avec l’avènement des nouvelles technologies, la censure est devenue complètement caduque dans le monde arabe. Lorsqu’un livre est interdit, on retrouve aisément son PDF sur Internet, parfois même à l’initiative de l’auteur. De manière générale, je pense qu’un réel champ culturel arabe s’est formé, créant un passage culturel fluide d’un pays à l’autre, mais aussi une décentralisation de la production culturelle.