Nadia Essalmi : “Je voulais prouver que les Marocains lisent plus que ce que l’on pense”

Fondatrice des éditions jeunesse Yomad et présidente de l’association Littératures Itinérantes, Nadia Essalmi est l’une des figures les plus engagées pour le livre marocain. A l’occasion de la quatrième édition du festival Littératures Itinérantes, elle revient sur la genèse de cet événement.

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La fondatrice et présidente du festival Littératures Itinérantes, Nadia Essalmi, veille lors de chaque édition à faire circuler le livre d’une ville à une autre. Crédit: MAP

Ce dimanche 1er octobre, quarante écrivains marocains et étrangers investiront les jardins de Jnan Sbil à Fès. Un lieu choisi avec soin par la fondatrice et présidente du festival Littératures Itinérantes, Nadia Essalmi, qui veille, lors de chaque édition, à faire circuler le livre d’une ville à une autre.

Avec pour thématique “D’une culture à l’autre”, le panel qui compose la quatrième édition du festival vient de 13 pays différents, du Maroc à la Palestine, en passant par la Tunisie, le Cameroun, le Liban, la France, ou encore la Jordanie. Côté Maroc, Abdelfattah Kilito, Mahi Binebine, Yasmine Chami et Fouad Laroui ont notamment répondu présent à l’appel.

Si Littératures Itinérantes peut aujourd’hui se targuer de la présence d’écrivains à la notoriété internationale, tels que Najwane Darwich (Palestine), Ibrahim Nassrallah (Jordanie) ou encore Youssef Zaidan (Egypte), et du parrainage de l’ancienne ministre de l’Éducation française, Najat Vallaud-Belkacem, il faut remonter à sa création, en 2017, pour comprendre l’évolution du festival. Car, comme le raconte Nadia Essalmi, tout est parti d’une promenade à Salé.

Littératures Itinérantes est à ce jour le seul festival littéraire marocain qui ne relève pas d’une initiative publique. Sa création était-elle une réponse au manque de dynamisme dont souffre l’industrie du livre marocain ?

Absolument. C’était aussi, d’une certaine manière, une réponse à tous ceux qui disent que les Marocains ne lisent pas. Cette affirmation m’a toujours interpellée, et je pense qu’il faudrait la remplacer par une question : qu’est-ce qu’on fait pour que les Marocains lisent ?

A part le Salon international du livre et de l’édition une fois par an, il n’y a aucune activité concrète, structurée et régulière, faite par et pour le livre. Je m’étonne lorsque je vois circuler des chiffres tels que “les Marocains lisent en moyenne deux minutes par an”, car en réalité, il n’existe aucune donnée statistique sérieuse sur les pratiques de lecture des Marocains.

Pour ce qui est de la première édition de Littératures Itinérantes, je voulais prouver que les Marocains lisent plus que ce que l’on pense. En 2017, je me promenais dans la marina de Salé, où étaient organisés des ateliers d’artistes. Je me suis hasardée à leur demander s’ils accepteraient que des écrivains se joignent à eux pour des dédicaces. Ils étaient d’accord.

En rentrant, j’ai publié un post sur Facebook où j’invitais les écrivains volontaires à se joindre à ce qui devait initialement être une grande séance de dédicaces publique. Très vite, je me suis retrouvée avec 10, puis 20, puis 40 écrivains partants…

C’est comme ça que ça a pris. Tout s’est organisé en trois semaines. Plus de 3000 personnes étaient présentes, c’était complètement inattendu. Puis, des gens ont commencé à me demander quand verraient-ils une initiative similaire dans leur ville… C’est comme ça que tout a démarré.

D’où l’importance, finalement, de créer un festival qui ne serait pas centralisé, et qui va tour à tour investir des villes où le livre ne circule pas…

En 2019, Marrakech s’est imposée d’elle-même. La Koutoubia (où a eu lieu cette troisième édition, ndlr), est un lieu où nous avons ramené le livre après dix siècles d’absence. Pendant très longtemps, on y retrouvait beaucoup de relieurs, de bouquinistes et de fabricants du livre.

Le défi était de réinscrire le livre, après autant d’années d’absence, dans un lieu aussi chargé historiquement. Et ça a marché : plus de 10.000 personnes étaient présentes à cette édition. La circulation du livre est un point crucial.

Dès le début, l’association Littératures Itinérantes ne souhaitait pas assigner ce festival à un seul lieu. Pour moi, l’expression “littératures itinérantes” renvoie à l’image d’une caravane qui passerait à travers les lieux les plus reculés pour y distribuer quelque chose. C’est une initiative destinée à ceux qui ne peuvent pas se déplacer, ou qui ne penseraient pas à se déplacer.

C’est ça, finalement, Littératures Itinérantes : on prend les livres, les écrivains, et on va rencontrer des lecteurs. Après la première édition à Salé, je ne pensais pas en faire une deuxième.

Ce sont les lecteurs qui ont réclamé cette itinérance, finalement. Le besoin de s’élargir était palpable, et c’est ainsi que l’association a été créée. Après avoir fait le tour des grandes villes du Maroc, nous espérons que le festival pourra investir progressivement des régions de plus en plus reculées.

Vous en êtes à la quatrième édition du festival. Lors de la première, vous évoquiez un “succès inattendu”. Pensez-vous qu’il existe encore des obstacles socioculturels qui bloquent l’accès à ce genre d’événements, et ce, même lorsqu’ils sont gratuits ?

Ancrer le livre et la lecture dans le quotidien d’une population est un processus très long, qui se travaille. Avant que la participation aux manifestations culturelles et littéraires devienne un acte spontané, il faut d’abord mettre à disposition ce genre d’événements, et surtout, mettre le livre à disposition.

“J’irais même plus loin : je pense que l’enfant naît lecteur. Si vous racontez une histoire à un enfant, quel qu’il soit, il vous en demandera toujours une autre”

Nadia Essalmi

On en revient à la question de sa circulation, ainsi qu’à celle de sa proximité. Les professionnels du milieu n’ont de cesse de réclamer la création de bibliothèques de quartier, d’encourager la multiplication de librairies dans toutes les villes.

L’école demeure la colonne vertébrale de la société : si on veut un adulte lecteur, alors il faut élever un enfant lecteur. D’où l’importance et le rôle de la littérature jeunesse. J’irais même plus loin : je pense que l’enfant naît lecteur. Si vous racontez une histoire à un enfant, quel qu’il soit, il vous en demandera toujours une autre. C’est une tradition à mettre en place.

Vous faites la distinction entre salon du livre et fête littéraire. Où se situe la nuance ?

Dans un salon, ce sont principalement les livres, et par conséquent les éditeurs, qui sont exposés et mis en avant. La particularité d’un événement tel que Littératures Itinérantes est de mettre les auteurs en première ligne. C’est eux, ainsi que leurs lecteurs, qui sont consacrés avant tout.

Il y a quelque chose de l’ordre du contact humain dans cette conception qui est très important. Littératures Itinérantes veut créer des liens concrets entre celui qui écrit le livre et celui qui le lit. à chaque édition, nous jubilons, en tant que comité d’organisation, en voyant les interactions entre auteurs, lecteurs, journalistes…

Une richesse et une effervescence exceptionnelles se condensent en l’espace de quelques heures.

La programmation de cette quatrième édition semble relever d’une sélection, contrairement au SIEL par exemple, qui consiste à inviter tous les auteurs. En l’occurrence, il s’agit d’une sélection principalement composée d’auteurs africains ou issus du Moyen-Orient. Est-ce un parti pris ? Si oui, de quoi est-il le nom ?

Le fait de procéder à une sélection est une manière d’offrir des lectures de qualité. C’est ce qui permet de développer le goût du lecteur, mais aussi de lui donner les outils pour comparer les différentes œuvres qu’il lit.

Il y a dans la programmation de cette année un tiers d’écrivains marocains, relativement célèbres. Les autres viennent du reste de l’Afrique, du Moyen-Orient, mais aussi de France. Même s’ils ne sont pas toujours connus au Maroc, c’est l’occasion de les découvrir, de créer des passerelles.

Nous aurions tort de cantonner l’offre de lecture des Marocains à des écrivains locaux, ou bien à des écrivains issus de sociétés similaires à la nôtre. Nous avons besoin de ce mélange.

Enfin, il y a une dimension paritaire dans l’élaboration de la programmation. Nous tenons à recevoir autant d’écrivains que d’écrivaines, tout simplement parce que la plume n’a pas de genre.

Littératures Itinérantes met “les auteurs en première ligne. C’est eux, ainsi que leurs lecteurs, qui sont consacrés avant tout. Il y a quelque chose de l’ordre du contact humain dans cette conception qui est très important”, résume Nadia Essalmi.Crédit: DR

Comment élabore-t-on une programmation littéraire dans un pays où on ne dispose pas de données sur ce que lisent les Marocains ? Est-ce un problème qui se pose pour vous lorsque vous travaillez sur la préparation du festival ?

Pas nécessairement pour le festival, puisque je suis éditrice de métier, et que je maîtrise le domaine dans lequel j’exerce. Toujours est-il que de manière générale, j’aimerais savoir, à travers des données rigoureusement cherchées, ce que lisent les jeunes par exemple. Combien de temps passent-ils à lire ? Quels sont leurs auteurs préférés ? Quels sont les lieux où ils lisent le plus ? Sur quel support ?

“Il n’existe aucune donnée statistique sérieuse sur nos pratiques de lecture”

Nadia Essalmi

A ce jour, les réponses à ces questions n’existent pas. Outre le manque de dynamisme dont souffre l’industrie du livre, le manque de données relatives au secteur du livre est un réel frein pour les professionnels, qu’ils soient marocains ou étrangers.

Il ne s’agit pas d’un sondage, mais d’une réelle enquête sociale qui doit être menée. Le ministère de la Culture s’y était attelé, mais les moyens mis en place ne suffisaient pas.

Il faut investir dans ce genre de recherches, dont les résultats pourraient profondément nous étonner, plutôt que de nous contenter du simple constat que “les Marocains ne lisent pas”.

Un jour, je me trouvais à Chefchaouen en compagnie de l’écrivain Abdelkader Chaoui. Nous étions en randonnée dans un lieu assez reculé, et un jeune homme a reconnu et identifié mon ami écrivain. J’aurais voulu immortaliser ce moment.

Le Maroc est généralement exclu des grandes tournées de promotion des auteurs. Quel message envoyez-vous, finalement, lorsque vous réussissez à amener un calibre de la littérature comme Nancy Huston, à Littératures Itinérantes ?

C’est une manière de dire que notre pays peut, lui aussi, recevoir des grands noms de la littérature. En répondant à notre invitation, ils nous font confiance et reconnaissent que nous pouvons, à la même échelle que dans leurs pays, échanger avec eux dans le cadre de débats et manifestations littéraires pertinentes. C’est instaurer un rapport d’égal à égal que l’on retrouve encore trop peu dans ce milieu.

Nous parlions de la nécessité d’investir le livre dans des lieux où il ne circule pas. La prison en est un excellent exemple. L’initiative que votre association a menée en 2021 dans la prison de Kénitra pourrait-elle bientôt devenir une activité récurrente ?

En 2021, l’association Littératures Itinérantes s’est effectivement rendue dans la prison de Kénitra et quelques autres villes, à la fois dans le cadre d’un don de livres, mais aussi pour organiser une rencontre avec Abdelkader Chaoui, suivi d’un échange entre l’écrivain et les détenus. Celle-ci était retransmise en direct, sous la forme de webinaires, dans d’autres prisons du royaume.

Je n’oublierai jamais un détenu, d’un certain âge, qui est venu me voir à la fin de la rencontre en me disant : “Pendant deux heures, vous nous avez ouvert les portes de la prison”. Cette initiative regroupe également tous les engagements et combats de Littératures Itinérantes. Cette action, qui a été interrompue par le Covid, devrait reprendre très bientôt dans différentes prisons du royaume.