Aïcha Belarbi : “Le corps des femmes est toujours sous embargo”

Sociologue, ancienne ambassadrice du royaume auprès de l’Union européenne, membre fondatrice de la section féminine de l’USFP… Aïcha Belarbi est aussi l’une des plus grandes figures de la lutte pour les droits des Marocaines, plus précisément pour la scolarisation des filles. Ses deux dernières parutions, un essai et un recueil de nouvelles, cristallisent l’essence même de son combat.

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Quelques mois avant Histoire sociale de l’instruction des filles au Maroc, Aïcha Belarbi a publié un recueil de nouvelles, Le soleil se lève la nuit. Crédit: MAP

Malgré de nombreuses publications consacrées à la scolarisation des filles, l’angle de l’histoire sociale demeure peu abordé. Ce prisme permet-il de rappeler qu’au vu des spécificités du Maroc, notre conception de la scolarisation des jeunes filles ne peut être calquée sur des modèles occidentaux ?

Au 21e siècle, il faut encore interroger notre société sur qui ce a pu bloquer et continue de bloquer le processus d’instruction des filles. Ce livre (Histoire sociale de l’instruction des filles au Maroc, ndlr) tente de déceler ces obstacles, souvent liés à la situation économique et sociale du pays, mais aussi à des représentations sociales qui ne sont pas toujours en faveur de l’instruction des filles.

Le fait d’apprendre à lire et à écrire à des jeunes filles leur donne de l’autonomie, et donc, le pouvoir de remettre en cause l’autorité masculine. Et cela, pour certains, pose problème, car une fille instruite va, à son échelle, contester des valeurs patriarcales fortement ancrées dans la société.

La révolution des femmes engendre toujours un bouleversement mental et émotionnel. Certains individus ou groupes souhaitent encore que les filles soient socialisées dans un milieu où elles vont reproduire un schéma traditionnel d’organisation de la famille.

Par conséquent, cette approche historique permet, entre autres, d’identifier avec précision ces schémas du passé, propres à l’organisation sociale de notre pays, de sorte à pouvoir les combattre avec rigueur dans notre présent.

Votre essai rappelle notamment que l’instruction des filles était quasi inexistante avant la période coloniale. De la même manière que le récit officiel français s’est attribué l’introduction de la médecine moderne au Maroc, peut-il en faire autant avec l’instruction des filles?

Cet essai se concentre principalement sur la période précoloniale. Mon ambition est d’écrire deux autres ouvrages, avec la même approche, se concentrant respectivement sur la période coloniale puis sur la période post-indépendance.

Le 19e siècle a été une période de changements profonds pour le Maroc, sur les plans économique, militaire, diplomatique et commercial, tandis que la question de l’éducation a été complètement éludée à cette période-là. Les garçons issus de classes aisées et moyennes avaient accès aux écoles coraniques, aux zaouïas, à l’Université Qaraouiyine, ceux des classes défavorisées ne recevaient que des bribes d’éducation religieuse, car ils étaient obligés de quitter très tôt le msid. Et les filles étaient totalement exclues de ces institutions…

Il y a certes eu un début de prise de conscience de l’importance de l’éducation à partir des années 1930, mais on peut difficilement l’attribuer au protectorat, pour la simple raison que la plupart des Marocains refusaient d’envoyer leurs enfants dans les écoles du protectorat, même les garçons. Les autorités coloniales ont eu beaucoup de mal à scolariser les filles.

Des éclaircies ont commencé à apparaître avec la signature du Manifeste de l’Indépendance (en 1944, ndlr) et l’arrivée d’Eirik Labonne, Résident général français au Maroc, qui était très favorable à l’éducation : cela a pu bénéficier à quelques filles, mais ça reste assez marginal. De son côté, l’Alliance israélite a ouvert à Tétouan en 1862 la première école francophone pour garçons, puis, en 1864, la première école pour filles.

Vous rappelez la corrélation entre la prise de conscience de l’importance de l’éducation des filles et l’essor du Mouvement national dans les années 1940. Les femmes de la résistance ont-elles joué un rôle en ce sens ?

Tout à fait. Le Mouvement national souhaitait avoir une jeunesse suffisamment instruite pour pouvoir se battre pour l’indépendance de son pays, et cela a eu beaucoup d’effets sur la scolarisation. Le Manifeste de l’Indépendance a été, en ce sens, un évènement important, d’autant plus qu’une femme, Malika El Fassi, en était signataire.

D’autre part, c’est à cette époque que les hommes marocains, instruits, ont commencé à vouloir épouser des femmes initiées à la lecture et l’écriture. Les normes sociales commençant à changer, une femme instruite devenait un levier de modernité. Le Mouvement national s’est attelé à construire des écoles, intégrer les filles dans ces institutions, former des institutrices, et pas seulement pour former les filles, mais aussi pour leur donner des modèles de Marocaines et musulmanes, des professionnelles de l’enseignement.

Malika El Fassi, encore trop souvent oubliée, a milité pour l’ouverture de l’Université Qaraouiyine aux femmes : cela a constitué un grand pas en avant. Le Mouvement national était parfaitement conscient qu’un pays indépendant est un pays dont les citoyens et les citoyennes sont instruits.

“Les femmes de la résistance ont fait un travail énorme, et dans le silence. Elles étaient souvent analphabètes (…) voulaient profondément que leurs filles vivent dans un monde meilleur”

Aïcha Belarbi

Les femmes de la résistance ont quant à elles fait un travail énorme, et dans le silence. Il s’agissait principalement d’actions individuelles et personnelles. Elles étaient souvent analphabètes, n’avaient pas de vision globale de la situation, mais voulaient profondément que leurs filles vivent dans un monde meilleur. Et c’est pourquoi elles ont accordé de l’importance à la question de l’éducation.

«HISTOIRE SOCIALE DE L’INSTRUCTION DES FILLES AU MAROC»

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A quel moment a commencé un réel combat militant pour la scolarisation des filles au Maroc, en tant que cause à part entière incarnée par des figures telles que Malika El Fassi ou vous-même  ?

Dans les années 1900, un groupe de jeunes Marocains diplômés de la Qaraouiyine, très influencés par le mouvement de renaissance qui avait lieu au Moyen-Orient, ont été à l’origine du projet de Constitution de 1908. Or, celui-ci incluait un ensemble d’articles de lois très importants pour la question de l’éducation.

Ils réclamaient déjà l’instruction primaire obligatoire pour les enfants des deux sexes, et prévoyaient même des sanctions pour les parents de garçons qui refusaient de les envoyer à l’école. Pour les filles, il était question d’outils de concertation et de persuasion pour convaincre les parents de les scolariser.

Je considère ce projet de Constitution – qui n’a jamais vu le jour – comme un premier pas concret mené pour la cause de l’ instruction en général et celle des filles en particulier.

Mais le vrai combat est né quelques années avant l’indépendance : en 1947, le discours de Mohammed V à Tanger, suivi de celui de la princesse Lalla Aïcha et du prince Moulay Hassan, ont été fondateurs. Et les lauréates de la Qaraouiyne ont enchaîné les actions militantes pour la scolarisation des filles. Au fur et à mesure, les attentes des parents envers leurs filles ont changé: une fille scolarisée est une fille qui peut, plus tard, travailler.

Ce n’est qu’à la fin des années 1940 que l’éducation des filles a commencé à devenir un sujet, notamment au sein du Mouvement national. ici une école coranique en 1940.Crédit: DR

Vous avez également publié, quelques mois avant cet essai, le recueil de nouvelles Le soleil se lève la nuit qui traite d’aspects particulièrement intimes de la vie des Marocaines. La fiction vient-elle exprimer ce que le langage universitaire ne peut atteindre ?

Chacune de ces nouvelles peut correspondre à un fait social. Mais si je les avais abordés d’un point de vue sociologique, il aurait fallu mener des enquêtes de terrain, utiliser une approche scientifique, etc.

Il s’agit donc d’une tout autre démarche, qui me permet d’aborder une dimension très intime de la vie de ces femmes : le filtre des traditions dans lequel elles ont évolué, le moment où le spontané devient tabou avec un époux, l’éducation sexuelle…

Ce sont des points qu’il est nécessaire d’aborder, sans pour autant verser dans un registre misérabiliste. Discutez avec n’importe quelle femme, et vous verrez une force énorme qui émane d’elle. La pitié n’a pas sa place.

D’ailleurs, j’ai tenu à faire de chacune de mes héroïnes des gagnantes : à la fin de chaque histoire, elles sont capables de revivre quelque chose de nouveau, de reprendre leur vie autrement. Ce “soleil qui se lève la nuit”, ce sont ces femmes qui se réinventent constamment.

Vous évoquez “l’écriture sociologique (qui) prend une allure poétique”, des “interventions politiques (qui) se gavent de phrases lyriques, embellissant le discours qui devient délicat, émotif, intelligible”. à quel moment s’est opérée cette transition dans l’écriture de l’universitaire, la femme politique et diplomate que vous êtes ?

Je suis sociologue de formation, je baigne dans la politique depuis mes 18 ans, j’ai été professeure, femme politique, des professions qui requièrent une rigueur, une maîtrise du langage et du contenu. Tout au long de ma carrière, j’ai brimé ces élans littéraires qui émergeaient de temps en temps.

J’ai pourtant toujours eu un grand amour pour la littérature, je la vois comme une catharsis et une manière de s’exprimer sans souci de références et autres. C’est la liberté de travailler le langage, l’esthétique, de s’imprégner profondément des mots.

Quand j’étais à Bruxelles (en tant qu’ambassadrice du Maroc auprès de l’Union européenne, ndlr), une première transition s’est opérée en moi : j’ai vu de hauts fonctionnaires venus de tous horizons, qui parvenaient à balancer entre plusieurs disciplines. Ils pouvaient être romanciers ou poètes et députés, par exemple…

Cela m’a incitée, à mon retour, à écrire mon premier poème. Je me suis rendu compte du nombre de choses que j’avais écrites, que j’avais envie de partager mais que je ne n’osais pas publier à cause de l’image que j’avais de moi-même.

La dimension autobiographique de la première nouvelle, “Court-métrage”, est palpable. Pourquoi avoir eu besoin de vous distancier de ce récit, qui est pourtant le vôtre, en employant la troisième personne?

Je dirais que cette nouvelle est une photo, un instantané de mon parcours. Je prends du recul, je parle de moi tout en me disant que j’aurais pu parler d’autres… Le “je” et le “nous” se regroupent dans ce “elle” de la neutralité, mais aussi de la liberté. C’est une autre manière de se raconter.

Ces sept nouvelles représentent un tour d’horizon des préoccupations, souffrances et questionnements, notamment sexuels, qui traversent les femmes marocaines. Si le sexe n’est plus tabou dans notre littérature depuis longtemps, partagez-vous le constat que la sexualité des femmes l’est encore ?

“les hommes ne lisent pas, ou alors très rarement, ce qu’écrivent les femmes”

Aïcha Belarbi

Ces nouvelles sont pleinement imprégnées de l’actualité. Des affaires comme celles de Hajar Raissouni, de Hanae à Tétouan, ou encore différents faits divers liés à l’article 490… Tout cela m’a fait réfléchir sur ma manière d’écrire sur les libertés individuelles, et donc les libertés des femmes. La sexualité des femmes est liée à leur corps, et ce corps est toujours sous embargo, que ce soit dans la société, dans la littérature, et ailleurs. D’ailleurs, même lorsque cela est abordé en littérature, les hommes ne lisent pas, ou alors très rarement, ce qu’écrivent les femmes.

Écrire un recueil de nouvelles dont les protagonistes sont exclusivement féminins est-il également une manière de réaffirmer leurs individualités à une époque où “les femmes” sont encore trop désignées, en littérature, en politique, dans la société, comme un groupe collectif ?

Que ce soit pour les hommes ou les femmes, il est plus facile de désigner un groupe en évoquant le collectif. Dans le contexte marocain, la place du collectif est liée à l’organisation et la structure de la société. Or, nos histoires et nos expériences sont tout à fait individuelles, et il faut partir de celles-ci pour réfléchir à notre société et son évolution, car ce sont les individus qui initient le changement.

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