[Tribune] Être contre ou être tout contre : changement de paradigme dans la lutte contre la corruption et autres maux structurels

La lutte contre la corruption est une mission noble. Cette lutte se heurte inéluctablement à une résistance et nécessite une stratégie complexe et multiforme.

Par

Yassine Toumi / TelQuel

Avant d’élaborer, il est judicieux de distinguer la grande corruption, qui est un corollaire de la rente, de la petite corruption qui en est une conséquence. Et comme le serpent qui se mord la queue, la petite corruption sert de terreau fertile à la grande. La rente se transforme en un système pervers qui s’automaintient et qui accentue la concentration de richesses, entrave la création de valeur pour le bénéfice de la communauté et la confiance du citoyen en ses institutions.

Younes Maamar, ex-DG de l’Office national de l’électricité.Crédit: DR

La petite corruption est une conséquence de la grande : c’est une corruption de survie ou apparentée comme telle. Oui, le coût de la vie est disproportionné par rapport aux revenus de la majeure partie des ménages. Dans chaque poste de coût d’un ménage, il y a une poche de rente et donc un corrupteur aux aguets : (1) l’immobilier, (2) l’école, (3) la santé, (4) les produits pétroliers, (5) l’énergie, (6) l’eau, (7) les produits alimentaires, (8) les télécoms, et enfin (9) les banques/assurances.

Ces poches de rente intensifient la pression sur le pouvoir d’achat. Mais pas seulement : la rente, c’est aussi le non-respect de normes de qualité (pollution de l’air, normes sanitaires pour l’eau ou pour les aliments, pesticides, conservateurs, etc.) qui ont des impacts significatifs sur la santé publique. L’augmentation des cas de maladies pulmonaires ou d’allergies chez les enfants, le phénomène d’obésité, les problèmes de fertilité grandissants des jeunes couples sont autant d’exemples flagrants. Le rejet des produits marocains des marchés européens pour non-conformité aux normes locales en est une illustration de plus. Ils se retrouvent sur nos étalages.

Une pression sur le pouvoir d’achat qui se traduit en pression sociale en cette rentrée post-Covid. Et comme la vie est chère, et que le ménage doit aussi mettre des ressources de côté pour l’école privée ou pour la clinique privée, il se fait une raison. Je ne cautionne pas cette démarche, mais je pose les éléments de contexte. D’autant plus que l’individu est seul devant tout détenteur d’autorité et le recours aux instances de protection est souvent un exercice vain.

Lutter contre cette petite corruption est, selon moi, un sujet secondaire.

La première étape de la stratégie doit concerner la grande corruption qui comporte deux axes distincts :

  • La grande corruption directe qui grève le pouvoir d’achat du citoyen. Elle concerne chacun des postes de coûts des ménages mentionnés plus haut.
  • La grande corruption indirecte qui grève la collectivité, c’est-à-dire la mauvaise gouvernance des investissements et des secteurs publics.

Offrir une alternative

La première, la grande corruption directe, est diffuse et générale. La meilleure façon de la combattre est de la dénoncer, mais aussi d’offrir une alternative saine au citoyen.

Pour ce qui est des mécanismes d’alerte, les réseaux sociaux constituent un moyen extraordinaire pour y arriver. De manière sereine, dépassionnée, argumentée. Voyez la récente dénonciation des prix des tests PCR qui a conduit à une prise de conscience et une réduction de la poche de rente que certains biologistes se sont créées.

Non seulement ils sont un moyen de porter la voix, mais les réseaux sociaux sont aussi un moyen de gagner l’adhésion et notamment des jeunes. Cette démarche nécessite en effet une adhésion forte et l’ouverture de plusieurs fronts, car la rente est un ennemi féroce qui ne lésine pas sur les moyens pour se préserver. Cette aventure est de longue haleine et ce n’est qu’en ayant atteint un seuil critique qu’une campagne d’alerte peut porter ses fruits.

Pour ce qui est de l’alternative, elle est indiquée pour les poches résistantes de la rente. Le premier pan, et non des moindres, concerne les intermédiaires des produits de première nécessité. Casser les maillons superflus ou offrir des alternatives va dans le sens de la désintermédiation, donc de la réduction des coûts aux consommateurs.

Petits exemples à grands impacts : la chaîne du froid ou la logistique de transport pour les produits alimentaires. Pour les services publics, au lieu d’aller au frontal, offrir au citoyen une santé publique ou une éducation publique de qualité va inéluctablement vider de sa substance les rentes créées dans ces deux secteurs vitaux et coûteux pour les ménages.

Lorsque les poches de rentes et donc de corruption sur l’immobilier, sur les produits pétroliers, sur l’énergie, sur les télécoms, sur les produits alimentaires et sur la banque seront crevées ou du moins réduites, lorsque l’école publique et la santé publique sortiront de leur coma, alors la petite corruption se réduira

La phase Covid a vu un retour de beaucoup d’enfants aux écoles publiques. Même si la raison est d’abord économique, cette tendance est encourageante. La feuille de route du nouveau modèle de développement et la nouvelle configuration gouvernementale sont des signes porteurs d’espoir pour redonner à l’enseignement public ses lettres de noblesse d’un passé guère lointain. Les écoles privées devront soit se mettre en rang, soit disparaître si l’école publique est forte. C’est ma conviction. C’est la même conviction pour la santé publique.

Cette doctrine qui consiste à créer une alternative est à mon sens la meilleure façon d’avancer sur ces vieux sujets. Elle doit être bien entendu couplée à une capacité de régulation forte et déterminée. Détrompez-vous, les chimères de la dérégulation “totale” prônée par l’ultralibéralisme ne sont qu’un moyen pour le grand capital, au niveau planétaire, d’asseoir sa puissance.

La doctrine de l’alternative est aussi celle que j’avais partagée, il y a quelques mois, au sujet de la lutte contre le secteur informel : au lieu de lutter contre lui, faisons-le entrer par la grande porte de la famille économique nationale, car sa taille lui en octroie le droit.

Lorsque les poches de rentes et donc de corruption sur l’immobilier, sur les produits pétroliers, sur l’énergie, sur les télécoms, sur les produits alimentaires et sur la banque seront crevées ou du moins réduites, lorsque l’école publique et la santé publique sortiront de leur coma, alors la petite corruption se réduira en même temps qu’augmentera la confiance du citoyen. Il restera des poches, mais les éradiquer deviendra facile.

Pour une alerte structurée et dépassionnée

Concernant la seconde, la grande corruption indirecte, elle aussi gagnerait à ce qu’il y ait une alerte structurée dépassionnée et ferme sur les travers de la mauvaise gouvernance des investissements publics ou de services publics.

Le secteur de l’énergie, parce qu’il est fortement capitalistique regorge de sujets, mais il en va autant pour toutes les réformes des secteurs publics et tous les projets où le PPP (partenariat public-privé) s’est révélé meilleur recours : choix stratégiques douteux, contrats gré à gré indécemment déséquilibrés, permissivité quant au non-respect des engagements des investisseurs, etc. Cette corruption-là, par contre, est trop complexe pour passer par les canaux d’alerte de la petite corruption. Celle-ci doit être portée par la société civile et par les instances que la Constitution prévoit et qui ont le droit d’exiger un accès à l’information et une possibilité de se constituer partie civile.

Mais qui mène ce combat aujourd’hui dans notre pays ? J’ai assisté la semaine dernière à une table ronde organisée par Transparency Maroc intitulée “Corruption et Développement”. Ce qui m’a ému, c’est la passion et l’engagement de ces hommes aux cheveux blancs. Des hommes qui ont clairement mené des combats de vie pour leurs idéaux et, pour cela, ils forcent le respect. Par contre, ce qui m’a attristé, c’est que dans leur dialectique, ces hommes continuent de voir la lutte contre la corruption comme un autre combat contre le système politique. En schématisant grossièrement : pour eux, il suffit de détruire le système politique en place pour que la corruption disparaisse.

“Diluer une cause (la corruption) dans une autre qui la transcende (le système politique) réduit la pertinence de la première”

Younes Maamar

Mon intime conviction est qu’ils se trompent. Mais peut-être plus pertinent que cela, en adoptant cette posture, je sais qu’ils desservent la cause qui les passionne : la lutte contre la corruption.

Ils la desservent, car diluer une cause dans une autre qui la transcende réduit la pertinence de la première. Ce mélange de genre, ce serait, par exemple, comme quelqu’un qui présente comme solution à la lutte contre l’analphabétisme, l’éradication de l’islam. En faisant ainsi il cristallise l’opinion sur le second sujet et pousse le premier aux rangs insignifiants. Il se décrédibilise.

En l’occurrence, les engagés de Transparency Maroc affranchissent les coupables de la corruption en leur offrant le cadeau salutaire de se cacher derrière les défendeurs du triptyque de notre pays. Or l’attachement à ce triptyque étant partagé par tous les Marocains, leur combat perd toute sa substance et toute sa capacité d’adhésion.

Alors si je pouvais me permettre un conseil, autant à Transparency Maroc qu’aux organismes similaires, peut-être qu’une stratégie concentrée sur l’alerte structurée, dépassionnée et loin du populisme stérile (quand l’État œuvre sur la gouvernance et la mise en place d’alternatives) saurait augmenter l’adhésion des citoyens, et renforcer l’engagement de l’opinion publique et des jeunes en particulier.

Plus clair encore, si le lien entre la cause qu’ils défendent et la remise en question des piliers de notre pays demeure, alors ils continueront à clamer leurs leitmotivs caducs devant des audiences, biologie oblige, de plus en plus éparses.