Tout commence par une plainte déposée en 2018 par la BMCE contre Sami Oil, Samra Préfa et Sama Holding, des entreprises appartenant au groupe de Babour Essaghir.
Motif : le député aurait obtenu un crédit de plus de 320 millions de dirhams, avec des bons de caisse anonymes falsifiés, émis par une des banques leaders du marché.
Après avoir tenté en vain de se faire restituer son prêt à l’amiable, la BMCE s’adresse à la justice. En avril 2019, le Tribunal de commerce de Casablanca ordonne l’arrestation de Babour Essaghir en sa qualité de garant de l’emprunt.
Son astreinte : 289 millions de dirhams à régler solidairement avec ses entreprises. Il devra également s’acquitter des frais d’intérêt afférents au crédit. Un deuxième jugement le contraint, à travers sa société For Sale Trading, à rembourser 35 millions de dirhams, assortis là aussi d’une contrainte par corps.
Mais l’application du jugement connaîtra une série d’entraves. En cause, l’impossibilité de notification du prévenu due à l’absence d’adresse des sièges sociaux des entreprises condamnées. De plus, la contrainte par corps s’est révélée impossible en raison de la présentation par Babour Essaghir d’un faux certificat d’indigence, fourni par des agents d’autorité de Settat, sa ville de résidence.
Autre hic, le détournement des biens devant être saisis pour procéder au règlement de la banque. Suite à quoi les avocats de la BMCE intenteront un nouveau procès au pénal contre Babour Essaghir pour “dissipation délibérée d’objets saisis” et usage de faux documents officiels.
Dans la foulée, en juin 2021 précisément, Babour Essaghir porte plainte contre certains cadres et employés de la BMCE pour constitution de bande criminelle, détournement de fonds déposés à la banque, faux et usage de faux, escroquerie, etc. Cette procédure est l’aboutissement d’une réclamation adressée par Essaghir à la banque dès 2017. Celui-ci se plaignait du détournement de plusieurs millions de dirhams des comptes de ses entreprises.
Corruption à haut niveau ?
Devant la cour, Babour Essaghir finira par mouiller un notaire, trois ex cadres de la bmce ainsi que son actuel dg délégué, M’Fadel El Halaissi
Suite à son arrestation en janvier 2022, alors qu’il avait vainement cherché à fuir la justice (falsifiant même un test PCR) dans le cadre d’une autre affaire l’opposant à un particulier pour émission de chèque sans provision et escroquerie, le procureur le convoque dans le cadre de l’affaire de dissipation et de faux.
Devant la cour, il finira par mouiller un notaire, trois anciens cadres de la banque de Othman Benjelloun, ainsi que son actuel directeur général délégué, M’Fadel El Halaissi.
Le Tribunal de première instance se déclare alors incompétent puisque les allégations contenues dans la déposition du prévenu dépassent le cadre du simple délit. Babour Essaghir assure, lors de l’enquête préliminaire, qu’il verse un pot-de-vin hebdomadaire de 200.000 dirhams à M’Fadel El Halaissi, supposément associé fantôme dans Sami Oil et Sama Mines. Un crime selon la loi marocaine, dès lors que les montants échangés dépassent les 100 000 dirhams. Les faits allégués se seraient produits sur toute la période allant de 2010 à 2016.
Des accusations que El Halaissi rejette en bloc lors de sa déposition. Selon ses dires, il aurait même restitué certains biens à Essaghir au moment où la BMCE a porté plainte en 2018.
Mais selon Essaghir, il aurait aussi équipé un hôtel et une salle de sport dans la ville d’Azrou (l’Auberge du Cerisier) pour le compte d’El Halaissi. Il lui aurait également fait don de sommes d’argent et d’un terrain agricole à Berrechid, accompagné de l’équivalent de 9 millions de dirhams en bétail. Deux appartements, l’un à Casablanca, l’autre à Salé, auraient également été offerts au banquier.
En contrepartie, El Halaissi aurait mis Essaghir en contact avec certains cadres dans des centres d’affaires de la banque pour faciliter son obtention de crédits, d’opérations d’affacturage, d’une ligne d’escompte, de forçage d’opérations bancaires, notamment en endossant des chèques barrés et même l’escompte de chèques…
Selon les déclarations d’Essaghir, ces mêmes cadres, notamment R.F., ancien chargé d’affaires à l’agence Zénith puis cadre à la direction régionale de la banque à Casablanca, auraient aussi profité de plusieurs dons d’argent et en nature de la part d’Essaghir.
Ce dernier accuse en outre R.F. d’avoir détourné 24 millions de dirhams du compte de Sami Oil vers une entreprise dénommée FEBERSAL. Ce qui a conduit Essaghir à exiger le remboursement de cette somme à El Halaissi en 2017. Ces faits seront en partie corroborés par l’enquête.
Intouchable
Il faut noter que l’emballement soudain autour d’une affaire impliquant des personnalités connues du landerneau économique casablancais est étonnant. Depuis des années, plusieurs plaintes avaient été déposées contre Babour Essaghir, sans aboutir. Par ailleurs, le député UC est sous le coup de plusieurs mandats d’arrêt (entre 4 et 7 selon les sources), notamment pour émissions de chèque sans provision.
Réputé intouchable, il aurait, depuis le début des années 2000, organisé plusieurs escroqueries de haut vol. Selon certaines sources, il aurait déjà été impliqué dans des affaires de ce genre dans les années 1990. Ce qui lui aurait valu deux ans de prison. Libre, il se serait ensuite envolé vers la Suisse.
Son modus operandi : embaucher des jeunes gens “prometteurs” dans ses sociétés de distribution de gaz, avant de les aider à créer leurs propres entreprises. Essaghir injecte des sommes conséquentes dans ces entreprises-écrans moyennant des reconnaissances de dettes et des chèques signés à blanc par les “jeunes” patrons.
Certaines de ces victimes ont même fait plusieurs fois de la prison, à cause des chèques en bois qui circulent encore
Ces chèques circulaient ensuite entre les diverses entreprises en question, créant un mouvement bancaire fictif. Essaghir parvenait à débloquer des crédits bancaires mirobolants, les banques étant rassurées par le mouvement des entreprises. Les garanties présentées étaient parfois fictives. L’argent ainsi récolté s’évaporait dans la nature.
Souvent, les gérants des entreprises concernées se retrouvaient en prison. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui purgent toujours des peines en lien avec ce process bien huilé. Ainsi, les témoins gênants sont mis à l’ombre. Certaines de ces victimes ont même fait plusieurs fois de la prison, à cause des chèques en bois qui circulent encore.
Lhaj, cet homme providentiel
À côté de cela, plusieurs responsables dans des entreprises pétrolières ont été ciblés. Hyper-réseauté, Lhaj Babour se présente souvent comme le sauveur d’entreprises en manque de trésorerie, et propose de mettre son relationnel au service de sociétés en difficultés.
On peut citer à titre d’exemple la Samir, qui compte parmi ses victimes. À la faveur d’une rencontre “fortuite” dans un restaurant huppé de Casablanca avec l’ancien PDG de la Samir et de la société de distribution SDCC, Jamal Baamer, une relation commerciale va être nouée entre SDCC et la société d’Essaghir, Sami Oil. Très endetté et cherchant à remporter rapidement des parts de marché, Baamer voit en Lhaj Babour un allié providentiel, d’autant qu’il est, semble-t-il, appuyé par une banque de la place.
Une entente est alors scellée entre les deux parties pour la fourniture d’hydrocarbures, avec une société qui n’a pourtant ni historique ni réseau de stations-services. Au final, ce sont près de 240 millions de dirhams de carburants qui vont être avancés à Babour Essaghir. Ce montant ne sera jamais remboursé à la SDCC.
Une première affaire portant sur le remboursement d’une partie de cette somme a d’ailleurs été jugée, en novembre 2019, en première instance par le Tribunal de commerce en faveur de SDCC pour un montant de 60 millions de dirhams. La sentence n’a toujours pas été exécutée malgré le fait que le syndic de liquidation de la Samir ait été désigné.
Une amitié destructrice
Autre affaire plus rocambolesque encore, celle de la société marocaine de diffusion de gaz Dima Gaz. Les faits remontent à 2013. Dima Gaz est asphyxiée par le retard de paiement de la Caisse de compensation au titre de la subvention du gaz. On parle de 45 millions de dirhams.
Dans des conditions dignes d’un scénario de film, Lhaj Babour se rapproche du PDG de Dima gaz, notamment en fréquentant sa mosquée de quartier à Casablanca, et lui propose son aide. La promesse consistait à faciliter l’obtention d’un crédit bancaire pour dépasser ses déboires financiers.
Le PDG de Dima Gaz, pourtant à la tête d’un groupe générant plus d’un milliard de dirhams de chiffre d’affaires, est épaté par l’aisance qu’a Lhaj à ouvrir des portes. Une amitié va se nouer entre les deux hommes. Au point que le patron de Dima Gaz accepte d’avancer des sommes importantes à Essaghir.
Au final, une des opérations engagées avec Lhaj Babour impliquant plusieurs centaines de millions de dirhams entraîne Dima Gaz et son patron dans des démêlés avec la justice. Le PDG de Dima Gaz sera condamné à 4 ans et demi de prison. Plusieurs procédures judiciaires seront engagées par Dima Gaz contre Babour Essaghir, sans succès…
Les zones d’ombre persistent
Les zones d’ombre entourant Essaghir et les personnes qu’il a entraînées dans sa chute restent nombreuses. Pourquoi les affaires qui traînent depuis tant d’années ressortent à ce moment précis alors que précédemment, plusieurs témoignages confondant Babour Essaghir sont restés lettre morte ?
Alors qu’il a déjà été condamné à de la prison, comment a-t-il pu se présenter aux élections législatives et régionales de 2021 et remporter facilement son siège avec plus de 36.000 voix, au vu et au su des autorités et de la justice ?
Enfin, l’implication de la BMCE, laisse dubitatif. Le comité de crédit de l’institution financière n’a demandé une vérification des attestations qu’après que la banque a accordé plusieurs dizaines de millions de crédits à Essaghir sur la base de certificats et de bons de caisse falsifiés.
L’affaire aurait éclaté en interne et aurait été étouffée en 2017, année où l’agent en question (aujourd’hui parmi les prévenus) a été limogé sans aucune poursuite et sans que la banque ne soit inquiétée par le régulateur.
Quel est donc le rôle réel de M’fadel El Halaissi dans cette affaire ? Pourquoi celui-ci avait-il été chargé par la banque, en 2019, année de la première condamnation de Babour Essaghir, du recouvrement et de missions “spécifiques” ? Beaucoup de questions restent donc en suspens, en attendant le début de ce procès qui risque d’être explosif.